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Lutte pour l’égalité : sortir de la nasse libérale

mercredi 19 octobre 2011, par :

En novembre 2002, je représentais la Cimade lors d’un séminaire sur la question des discriminations organisé à Berlin par les églises allemandes. J’en garde un souvenir vivace. Lors de cette journée, j’eus un échange particulièrement vif avec un juriste, fonctionnaire de l’Etat Allemand, qui avait participé à la rédaction de l’une des directives européennes promulguées en 2000 et qui fondent en Europe les politiques publiques de lutte contre les discriminations.

Notre désaccord portait sur le projet européen. Lors de mon intervention, tout en reconnaissant l’importance de l’impulsion donnée par les directives européennes 2000/43 et 2000/78, j’ajoutais que cette impulsion présentait un risque du fait qu’elle ne s’adossait pas à un projet de construction d’une Europe sociale, liant égalité et justice sociale comme valeurs communes et partagées par l’ensemble des européens.

En l’absence d’un tel projet, la lutte contre les discriminations s’inscrivait de fait dans la construction de l’Europe libérale pensée par ses initiateurs comme un espace « transparent » c’est à dire un espace dans lequel pratiquement aucun obstacle n’oppose de résistance à l’application de la règle de la concurrence libre et non faussée.

Le juriste allemand intervint pour dire qu’en effet le projet européen était fondamental, mais que le problème que je soulevais n’existait pas. Pour lui, Le projet européen tel qu’il se mettait en place, c’est à dire fondé sur le marché libre, la lutte contre les discriminations et des règles de gouvernance en préparation, réunissait les conditions de l’établissement d’un espace de liberté et de prospérité pour tous. Il ajoutait enfin qu’il fallait à tout prix éviter de permettre aux « passions » politiques nationales de contaminer le bel oeuvre européen. D’après lui, les questions de justice sociale que j’évoquais relevaient manifestement du « national passionnel » mais pas de la construction européenne.

Un tant soit peu d’intuition et d’esprit prospectif permettait pourtant de percevoir à l’avance les conséquences de l’incorporation d’un problème de dignité humaine aux règles de fonctionnement du marché.

Le fait d’inclure le combat des discriminations dans le cadre de la construction d’un espace pensé et conçu avant tout pour la circulation du capital, isolait en quelques sortes les groupes minoritaires, et leur assignait malgré eux, une position d’alliés passif du capital contre des peuples européens définis par des identités troubles (non transparentes). Et de fait, il est notable que lors de ces dix dernières années la lutte contre les discrimination s’est développée dans le même tempo que les attaques violentes initiées par les institutions européennes contre l’esprit public, les systèmes de justice sociale et de solidarité historiquement développés dans les espaces nationaux, pour le plus grand profit des entreprises transnationales.

Au début des années 2000, le projet libéral pouvait encore faire illusion. L’implosion du monde soviétique, la proclamation de la fin de l’histoire et le triomphe de l’expertise financière permettaient à Alan Greenspan, l’homme le plus respecté sur la planète, d’affirmer que les sommets atteint par l’économie libérale signifiaient que celle-ci avait changé de substance, qu’elle échappait aux lois de l’histoire, qu’elle était comme le disait précisément Greespan « beyond history ».

Monsieur Greenspan s’est depuis rendu à Canossa.

En Europe, ce projet est aujourd’hui récusé tant par les peuples que par les faits. La grande crise du projet libéral qui s’est objectivée lors de l’écroulement de Lehman Brothers ne cesse de s’intensifier et de se métastaser sous le regard de responsables européens impuissants. Cette crise nous signifie l’échec du projet européen et de l’idéologie libérale qui la sous tend.

Force est de constater qu’une société fondée sur la concurrence, le profit pour les uns et la dette pour les autres, n’est pas viable. Le destin et le rapport social qu’elle nous impose à presque tous, quel que soient les caractères qui nous déterminent (genre, origine, état de santé, etc...), relève certes de l’égalité, mais de l’égalité dans l’uniformité, dans l’indécence et l’indignité.

A partir de ce constat, deux questions cruciales se posent à ceux pour qui importe le combat pour l’égalité.

Comment découpler la lutte contre les discriminations du projet européen libéral en court d’effondrement ?

Comment l’inscrire dans une vision et un projet articulant égalité, décence et dignité, qui soit partagé par toutes les composantes des peuples européens ?

Sans la définition de cette vision partagée, seule à même de réunir tous les européens dans une communauté de destin se donnant pour objectif la réalisation d’une vie digne et décente -et celle-ci inclut la réalisation de l’égalité réelle pour tous- la lutte contre les discriminations inscrite dans le registre de la pensée libérale du combat général des uns contre les autres pour les biens, les postes et les places, risque de sombrer avec cette dernière.

Dans cette perspective, l’un des principaux écueils qu’il nous faut appréhender relève sans doute de la difficulté qu’éprouvent les acteurs du champ de la lutte contre les discriminations à sortir de la bulle douillette de leur expertise. Dans ce domaine spécialisé, comme dans tout autre d’ailleurs, la connaissance particulière induite par l’expertise conduit immanquablement à se focaliser sur un segment réduit de la réalité, et à le complexifier sans rencontrer de limites, tout en accordant de moins en moins d’importance au cadre général, pour finalement perdre de vue ce dernier.

Confronté aux experts, Jean Cocteau était frappé par leur incapacité à sortir du champ finalement très restreint de leurs activités afin de saisir le cadre général dans lequel elles s’inscrivent. Avec le temps, sa remarque à leur propos n’a pas perdu de sa pertinence : « Ils sont intelligents à en être bêtes ». Lui donnerons nous raison ?


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