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Article publié

Même pas peur du débat !

Les réformateurs et le mariage pour tous au XVIe siècle

mercredi 9 janvier 2013

Conférence de Marianne CARBONNIER-BURKARD, maître de conférences honoraire à l’Institut protestant de théologie, vice-présidente de la Société d’histoire du protestantisme français, à la SHPF le mercredi 10 janvier.

Les réformateurs et le mariage pour tous
au XVIe siècle

Marianne CARBONNIER-BURKARD

Au risque de décevoir, autant prévenir tout se suite : ni Luther ni Calvin n’ont été des partisans du « mariage pour tous » au sens qu’a aujourd’hui l’expression dans le débat politique franco-français, à savoir l’ « ouverture du mariage aux personnes de même sexe ». Cependant, à la lettre, les réformateurs ont bel et bien été des champions du mariage pour tous. Je me propose de montrer qu’il ne s’agit pas là simplement d’un jeu de mot, et qu’un détour par le XVIe siècle peut donner matière à des considérations actuelles (ou Inactuelles ou Intempestives). L’éloignement dans le temps permet aussi de suspendre les passions. Allons-y.

Rendez-vous à l’hôtel de ville de Zürich, le 29 janvier 1523. A ce moment, Huldrych Zwingli, prêtre prédicateur de la ville, présente devant les autorités du canton 67 thèses pour un débat public, une « dispute », en vue d’une réforme de l’Eglise, sur le fondement de l’Ecriture. Parmi ces thèses, celle-ci :
Tout ce que Dieu a permis ou n’a pas défendu est juste. C’est pourquoi nous enseignons que le mariage est bon pour tous les humains.

Cette proposition apparemment consensuelle était polémique. « Nous enseignons » : ce sont des contestataires qui parlent. Ils s’opposent entre autres à la norme du célibat ecclésiastique,
et par là ils mettent en cause la doctrine de l’Eglise, tout l’ordre de l’Eglise.
La source luthérienne, « hérétique » donc, de cette thèse contestataire n’était pas douteuse : depuis quelques mois, des pamphlets venus d’Allemagne circulaient sur ce sujet.
Très vite, le mariage des prêtres, et plus largement la valorisation du mariage, a été l’un des marqueurs de la Réforme protestante.
Il s’agit à la fois de changement dans la doctrine théologique et de changements pratiques.
J’examinerai ces changements sous le double aspect qu’implique la formule « bon pour tous les humains » :
- La valorisation (même la sanctification) du mariage par les réformateurs
Une dissociation entre le mariage et l’Eglise (la désacralisation du mariage) par les mêmes réformateurs

1.La valorisation (sanctification) du mariage

Concernant le mariage, la doctrine de l’Eglise au XVIe siècle reste ambivalente.
 D’un côté, elle tient le mariage, laissé aux laïcs, comme une « œuvre de la chair », un état inférieur au modèle de la « perfection chrétienne », l’état religieux voué à la chasteté.
 De l’autre, elle reconnaît au mariage des atouts : le mariage a été institué par Dieu au Paradis selon le livre de la Genèse(Gn 2) et ré-institué par le Christ qui cite la Genèse (Mt 19) ; après le péché originel, il est devenu un « remède à la concupiscence » selon l’apôtre Paul (I Co 7), mais aussi, selon le même apôtre (Ep 5), sacrement de l’union du Christ avec son Eglise ; d’où un triple « bien », suivant saint Augustin : la procréation (proles), la fidélité entre époux (fides), l’indissolubilité de l’union de volontés et de chair, qui est sacrement (sacramentum).
Cependant, depuis la fin du XVe siècle, l’air du temps est à la critique de la vie monastique et à une certaine promotion religieuse des laïcs, des « gens mariés ». Erasme y contribue, en particulier dans un ouvrage au parfum de scandale (Encomium matrimonii , 1518), où il raille l’idéal de « virginité » de la vie « religieuse », et loue le mariage, institué par Dieu « au commencement », « grand sacrement », au surplus délicieux et nécessaire au genre humain. Les théologiens de Louvain froncent les sourcils. Erasme esquive, prétendant pour sa défense qu’il s’agit un simple essai de rhétorique.
Luther, lui, tout professeur de théologie qu’il est, religieux et prêtre (mais excommunié depuis 1521) ne s’embarrasse pas des précautions de l’humaniste. Après avoir critiqué les vœux monastiques, Luther publie, en 1522, un petit traité au sujet De la vie conjugale1. En fait un sermon : Luther prêche la parole de Dieu. Dans la Genèse, aussitôt après avoir créé l’homme, Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je veux lui faire une aide à ses côtés » (Gen. 2, 18) : ce sera Eve, tirée de la côte d’Adam ; au premier homme et à la première femme, Dieu dit : « Soyez féconds et multipliez » (Gn 1,27). Cette parole, écrit Luther, est plus qu’un commandement, c’est « une œuvre divine qu’il ne nous appartient pas d’empêcher ou de négliger, mais qui est aussi nécessaire que le fait que je sois homme ». C’est ainsi que Dieu a institué le mariage, l’union de l’homme et de la femme, et l’a déclaré « bon ». Cet ordre bon de la Création n’a pas été remis en cause par la Chute ; il n’est pas devenu un moindre mal, un simple « remède au péché » (ce qu’il est aussi, car il canalise les débordements de la sexualité naturelle) ; il reste « l’état que Dieu a institué et dans lequel il a placé sa Parole et son bon plaisir, qui rendent saintes, divines et précieuses les œuvres, la vie même et les souffrances de cet état »2.
Le mariage est bon en lui-même, dans sa quotidienneté triviale. Luther se met à la place d’un père qui prie en ces termes :
Ô Dieu ! Parce que je suis certain que tu m’as fait homme et que c’est de mon corps que tu as engendré l’enfant, je sais aussi avec certitude que cela te plaît par dessus toutes choses et je te confesse que je ne suis pas digne de bercer le bébé ni de laver ses couches ni de prendre soin de lui et de sa mère…

Et Luther commente :

Si un homme se mettait à laver les couches ou à s’acquitter auprès de son enfant de quelque autre tâche méprisable, et si tout le monde se moquait de lui et le tenait pour un sot et pour un homme efféminé, alors qu’il agit uniquement (…) dans la foi chrétienne ; dis-moi, mon cher, qui aurait, ici, le plus sujet de se moquer de l’autre ? Et Dieu rit avec tous les anges et toutes les créatures, non pas de ce qu’un homme lave les couches, mais de ce qu’il le fait dans la foi… 3.

Pour Luther, le mariage et la famille deviennent modèles de la « perfection chrétienne ». Il sont en effet le lieu de la vraie foi (autrement dit la confiance dans la Parole), et l’accomplissement de l’œuvre divine de la création ; alors que les vœux monastiques et la règle du célibat, loin de la parole de Dieu, ne sont que des inventions des hommes. Mariage et famille sont aussi le lieu de la vraie pureté, la vraie chasteté, contre la pseudo-chasteté « des nonnes et des moines ». Luther souligne le renversement opéré dans la hiérarchie traditionnelle des états de vie : « J’ai voulu m’opposer aux blasphémateurs qui rabaissent l’état conjugal tellement loin derrière l’état virginal… Aux yeux de Dieu, écrit-il, on n’a le droit de placer aucun état au-dessus de l’état conjugal »4. Il pousse l’audace jusqu’à placer la famille naturelle, même celle d’une prostituée, au-dessus de l’état ecclésiastique.
Le traité de Luther De la vie conjugale connut un succès foudroyant.
On retrouve d’ailleurs ses thèmes, la polémique contre le vœu de célibat, de pair avec la louange du mariage, chez les prédicateurs « évangéliques » dans l’Empire et en Suisse, dans les années 1520-15305 (en particulier chez Zwingli, et en Suisse romande chez Guillaume Farel).
Il ne s’agissait pas seulement de discours.

Le 9 novembre 1523, Antoine Firn, de Haguenau, curé de la paroisse Saint –Thomas à Strasbourg (curé concubinaire, comme la plupart de ses collègues à Strasbourg), faisait célébrer son mariage à la cathédrale. Le curé Matthieu Zell prononça le sermon et termina par cette exhortation :
Cher Antoine, sois sans crainte, car tu es bienheureux de rompre par cet acte avec l’Antéchrist [l’Eglise romaine qui s’oppose à l’Evangile par ses interdits]. Tu as pour toi Dieu et sa Parole ! ne t’inquiète pas de l’opinion des hommes ; l’un blâme, l’autre loue. Ne t’inquiète pas non plus de ce qui pourra t’en advenir de pénible : toutes choses tourneront à ton bien. Tu serais expulsé, tu serais condamné à périr ; ni l’exil, ni la mort ne peuvent rien sur toi : tu fais ce que Dieu t’a commandé de faire contre son ennemi, contre l’Antéchrist ; sois sans crainte !
On perçoit la fièvre eschatologique, liée à l’angoisse de ce moment de transgression publique de la tradition de l’Eglise.
Grand scandale à l’évêché.
A cette époque, les mariages publics de prêtres et de religieux se multiplient, devenant la modalité usuelle du passage à la Réforme évangélique.
Ces mariages ont été le signal concret d’un nouvel ordre du monde chrétien, visible de tous, même les non-lettrés. Bien des laïcs qui fermaient les yeux sur les concubinage des prêtres ont été choqués par cette violation inouïe d’un ordre considéré comme sacré.
Parmi ces laïcs, je pourrai citer Florimond de Raemond, un magistrat bordelais, auteur de l’histoire de « l’hérésie de ce siècle » (la Réforme protestante). Il écrit à la fin du XVIe siècle (donc déjà à distance des événements) : il raconte avec horreur le mariage de Luther avec une nonne échappée du couvent (tout un chapitre sur le sujet), et plus loin il décrit les changements en Suède à l’arrivée des prédicateurs luthériens :

Ce fut un étrange mélange de mariages infames, & incestueus, qu’on vid partout, odieus au Ciel & à la terre. Personnes dignes de foy de ce païs-là ont écrit que l’Archevéchesse de Stocolme à sa premiere grossesse, s’accoucha d’un grand nombre de grenouilles, & une autre Prétresse au lieu d’un enfant eut une guenon….
Bref, le monde à l’envers (tout de même un peu exagéré).

A vrai dire, déjà autour de 1530 la polémique contre le célibat ecclésiastique passe à l’arrière-plan dans les territoires passés à la Réforme, mais la promotion du mariage pour tous ne faiblit pas, diffusé par les catéchismes protestants et la prédication. Partout est enseigné que la vie conjugale est pour tous les humains le modèle de la vie bonne voulue par Dieu.
C’est ce que martèle le Grand catéchisme de Luther (un catéchisme à l’usage des pasteurs et des maîtres) : Le mariage est « l’état le plus universel, le plus noble qui soit répandu dans toute la chrétienté, voire dans le monde entier ».
Si le mariage est « l’état le plus universel », c’est bien qu’il n’est pas un sacrement de l’Eglise.

2. La dé-sacramentalisation du mariage par les réformateurs
Dès 1520, Luther a fait sienne la critique lancée par Erasme, à propos du passage de l’épître aux Ephésiens (Ep 5, 32)toujours cité pour justifier le mariage comme l’un des sacrements de l’Eglise : « Les deux seront une seule chair, c’est là un grand sacrement ».
C’est à tort que la Vulgate traduit le grec « mysterion » par « sacramentum » et à tort que les théologiens ont appliqué le mot au mariage. De plus, ce qui fait le sacrement, selon Luther, c’est la promesse de grâce de Dieu et un signe établi par Dieu. Or le mariage n’a ni promesse de grâce ni signe établi de Dieu. Ces points d’exégèse et de théologie étant réglés, reconnaissons, dit Luther, que le mariage des « infidèles » n’est pas moins vrai, pas moins saint, que celui des chrétiens (à soutenir le contraire, nous nous exposerions « au rire des infidèles »).
La critique du sacrement de mariage est reprise par tous les réformateurs, avec les mêmes arguments.
Sur cette base, Bucer, le réformateur de Strasbourg, repense l’institution du mariage6 à l’aide des catégories du droit romain impérial (reprises par les canonistes, mais Bucer veut retourner aux sources ; il présente le droit romain comme l’expression du « droit naturel ») : le mariage n’est pas un « contrat-sacrement » comme le soutiennent les canonistes, mais un pur « contrat entre un homme et une femme qui consiste en une totale communauté de vie en toutes choses divines et humaines », sous tendue par l’ « affection conjugale », càd une « ardente » « affection et charité mutuelle ». Le mariage des chrétiens le même que celui que Dieu a institué à la Création pour tous les hommes, est donc le mariage monogame par échange des consentements d’un homme et d’une femme et cohabitation.
Le socle du droit naturel (droit romain) déclaré conforme à l’Ecriture, permet à Bucer et aux protestants humanistes de couper court à des tentatives marginales de « radicaux » pour légitimer, Bible en main, des formes extrêmes de « mariages pour tous » :
 la polygamie (comme Berhard Rothmann, l’un des chefs des anabaptistes de Münster en 15347 : dans une perspective de fin du monde, il mettait en exergue, outre l’exemple des patriarches, les paroles de la Genèse : « Croissez et multipliez »)
 autre modèle jugé aberrant par les réformateurs : celui d’une totale liberté sexuelle (comme des petits groupes de libertins spirituels aux Pays-Bas).

L’opposition des réformateurs au mariage sacrement, contre toute la tradition de l’Eglise depuis au moins le XIIe siècle, devait déclencher les foudres du Concile de Trente contre les « hérétiques » protestants (en 1547 puis en 1563) : le concile réaffirme le mariage comme sacrement, et la compétence exclusive de l’Eglise sur les affaires de mariage.

On comprend que la novation doctrinale de Luther était politiquement sensible.
Dès lors que le mariage n’est plus considéré comme un sacrement , il ne relève plus du droit canonique, ni des juridictions ecclésiastiques. Son fondement dans la parole de la Genèse, pour l’humanité entière, fait rentrer le mariage dans le champ des « affaires temporelles ». Pour Luther, pour Melanchthon, pour les théologiens et juristes protestants de l’Empire, le mariage est « chose politique et civile ». Aux autorités politiques de légiférer sur les mariages, les conditions de la formation du lien et de sa dissolution. A des magistrats le soin de régler les contentieux du mariage.
Pour Calvin aussi, à Genève, la compétence de l’Etat est de droit en matière de mariage (compétence législative et judiciaire).
Touchant les différents en causes matrimoniales pource que ce n’est pas matière spirituelle, mais mêlée avec la politique, cela demeurera à la Seigneurie. Ce néanmoins avons avisé de laisser au Consistoire la charge d’ouïr les parties, afin d’en rapporter leur avis au Conseil8.

Donc à Genève, le consistoire, organe de l’Eglise composé de pasteurs et de magistrats, joue-t-il un rôle important dans les affaires de mariage, mais un rôle moral, infra-judiciaire. Ce sera le cas aussi dans les nouvelles Eglises réformées en France, légalisées par l’édit de Nantes, tenues d’observer le droit canonique, seul compétent dans le royaume en matière de mariage. Les Français n’avaient pas le choix.

Dans les territoires protestants tant luthériens que réformés, une fois le droit canonique aboli, un nouveau droit a été reconstruit par les magistrats, s’inspirant des réformateurs, avec parfois la collaboration directe des réformateurs.
Quels ont été les traits de cette « réformation » du mariage ? Ils sont de plusieurs sortes :

 les causes d’empêchements du droit canonique, tellement nombreuses et sources de revenus pour l’Eglise, via le système des dispenses- sont drastiquement limitées : parenté par le sang [≠ jusqu’au 4e degré canonique : petits-enfants de cousins] et par l’alliance ( limités à ceux de Lv 18= entre ascendants et descendants en ligne directe, frères et sœurs, beaux-frères et belels-soeurs) ; parenté spirituelle (supprimé) ; ordres sacrés et vœux (supprimés) .
Voilà qui va encore dans le sens du mariage pour tous.
[de même l’empêchement des « temps clos » (avent et carême) est supprimé]

 En sens inverse, le consentement des parents est renforcé, de même que la cérémonie publique à l’église, qui deviennent des conditions de validité du mariage.
Sur ce plan, le mariage des protestants apparaît moins « libéral » que celui des canonistes classiques : la doctrine canonique, non sans hésitations sur le rôle du prêtre dans le sacrement de mariage, était arrimée au droit romain de l’Empire, purement consensualiste (« L’échange des consentements fait les noces »), avec les inconvénients du défaut d’une publicité obligatoire : « mariages clandestins », risque de bigamie.
Au XVIe siècle, en France notamment, les élites et la bourgeoisie contestaient cette vieille doctrine qui favorisait les « mariages clandestins » au détriment de la puissance paternelle et de l’intérêt de la société. Les protestants ont été bien sûr du côté des modernes, en l’occurrence du côté des pères contre l’Eglise.
Sous la pression des gallicans, le concile de Trente, en 1563 (décret Tametsi ), fera aussi du consentement des parents, ainsi que des bans et de la célébration à l’église une condition de validité du mariage.
Comme ce nouveau droit canonique de l’Eglise catholique, les ordonnances politiques des luthériens et des réformés (aussi de l’Eglise d’Angleterre) prévoient les bans et la cérémonie publique à l’église, réglée par une liturgie célébrée par le pasteur, conditionnent aussi de la validité du mariage. Cependant ces cérémonies dérivées de la cérémonie médiévale, suivies de l’enregistrement, n’impliquent pas une autonomie de l’Eglise en matière de mariage (même si la symétrie avec la cérémonie canonique est facteur d’ambiguité).

 la répression de toute sexualité hors mariage, en particulier de l’adulère, est durcie, car contraire à l’ « honneur du mariage ». C’est une conséquence de la promotion-sanctification du mariage par les réformateurs. Le phénomène est à vrai dire général dans l’Europe moderne, mais tout spécialement dans les territoires réformés, grâce à l’instance de contrôle moral qu’est le consistoire.

 Mais surtout, et là il s’agit d’une rupture majeure dans le cadre de la société traditionnelle : l’indissolubilité du mariage chrétien n’est plus la norme absolue, le divorce est autorisé (divorce avec possibilité de remariage). Luther s’est lancé le premier dans la claire justification du divorce, une fois rejeté son caractère sacramentel ; dans son sermon De la vie conjugale, il l’ouvre à différentes causes : impuissance, adultère, refus du devoir conjugal…. Calvin de son côté prévoit le divorce pour cause d’adultère (du mari comme de la femme), absence de plus de dix ans, ou abandon du domicile conjugal.
Bucer est allé le plus loin, à la fois dans l’analyse du divorce et dans sa libéralisation : il relit en exégète les Evangiles avec l’Ancien Testament, le droit romain, la valeur de l’ « équité « ; il conclut - que Jésus Christ n’a pas aboli le divorce juif (Mt 19, 7-9) ; - que si la « communauté d’affection » n’existe plus entre époux, le mariage n’existe plus, ce qui autorise à le rompre formellement ; - enfin que le remariage est autorisé « à tous vivans », même aux conjoints coupables, puisque , selon l’apôtre Paul, « il vaut mieux se marier que brûler » (I Co 7,9). Encore une propagande de théologien pour le mariage pour tous ?
Sans être aussi extensif que dans le modèle de Bucer, le divorce mis en usage sous l’impulsion des réformateurs devait être pour plusieurs siècles une ligne de démarcation entre pays protestants et pays catholiques. L’institution du divorce est bien l’indice d’une sécularisation du mariage, même si celle-ci, au XVIe siècle, est encore dans le cadre d’un Etat chrétien, autrement dit d’une Eglise d’Etat.

***
Je conclus.
Parce qu’il était l’état des laïcs, le mariage a été l’un des révélateurs de la révolution luthérienne au XVIe siècle. Sur ce terrain, les réformateurs ont accéléré, parfois lancé, un bouleversement de représentations, de symboles, de pratiques vénérables, voire sacrées. Ils ont osé proclamer en langue du peuple des nouveautés distillées par Erasme : la sainteté du mariage, comme l’ordre bon de la Création, - le mariage pour tous, qui va de pair avec la désacramentalisation du mariage. Ouvrant la porte à une sécularisation du mariage, les réformateurs ont entraîné à leurs côtés des juristes et des politiques, tout en suscitant des affrontements violents, jusqu’à cliver durablement les pays d’Europe.
Contrecoup des guerres de religion du Xvie siècle, l’existence de minorités confessionnelles à l’intérieur d’un Etat, a indirectement contribué à étendre la sécularisation du mariage. Ainsi en France, après la révocation de l’édit de Nantes, des juristes gallicans, lecteurs de Grotius et autres jurisconsultes protestants de l’Ecole du droit naturel, ont imaginé un modèle de mariage civil pour les « non-catholiques » du royaume : c’est l’édit de 1787, qui sur le point du mariage préfigure la loi de septembre 1792 instituant le mariage civil, et à sa suite, sous la plume de Portalis, le Code civil de 18049.

La mémoire de toutes ces grandes batailles qui ont conduit au mariage civil, le mariage pour tous, sans distinction de religion, de parti ou de race, empêche de rester sourd aux voix de nouveaux changements dans l’institution du mariage. Même aux voix d’un changement qui touche à la définition usuelle du mariage, comme le propose l’actuel projet de loi « ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ».

En même temps, n’aurions-nous pas ( « nous » : citoyens français, protestants…), en préalable à tout changement, un devoir de mémoire à l’égard de cette histoire du mariage civil, à partir de ses sources du XVIe siècle ? Ceci afin de prendre la mesure du changement, et de l’inscrire dans une histoire collective et un projet collectif.

Or la stratégie politique semble être de minimiser le changement en question, sans doute pour contrer des adversaires qui diabolisent ce changement. On entend ainsi, en haut lieu, que le changement ne touchera que le mariage civil : mais en France, à la différence de la plupart des pays, le mariage civil est le mariage, le mariage du Code civil, du pacte commun qui rassemble tous les Français.

Et si on lit l’exposé des motifs du projet de loi, on ne peut qu’être déçu. Les seuls motifs énoncés dans ce texte pour changer l’institution du mariage (et par ricochet, celle de la filiation) dans le Code civil des Français sont
1. l’évolution de l’opinion des Français, aujourd’hui majoritairement favorables à l’ouverture du mariage aux « personnes de même sexe »
2. le souhait des « couples de personnes de même sexe » de pouvoir se marier et adopter des enfants.
N’est-ce pas un peu court ?

Pour secouer l’institution romaine et faire advenir un nouveau monde, Luther en appelait à la parole de Dieu dans la Genèse, pour accueillir la Révolution française dans le Code civil, Portalis invoquait le droit de la Nature, l’histoire de France, l’idée du bonheur.
Au nouveau projet de loi sur le « mariage pour tous », ne manque,-t-il pas, au fond, un réformateur au souffle long, qui puisse entraîner tout un peuple pour espérer le rassembler ?

Je laisse cette question ouverte.

  • #1 Le 10 janvier 2013 à 15:55, par Fondet

    Synthèse très intéressante. Pour faire le lien avec aujourd’hui, et à titre personnel, je dirais que le gouvernement aurait mieux fait de proposer une "union civile" plus proche du mariage que le PACS, sans allumer la querelle actuelle. Ce serait tout de même une actualisation du mariage, sans avoir à redéfinir celui-ci.

    synthèse très intéressante



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