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Article publié

Continuons d’inventer Dieu

à propos de "L’invention de Dieu" de Thomas Römer

dimanche 16 novembre 2014, par :

Dans les différents entretiens qu’il a donnés à propos de la publication de son livre « l’invention de Dieu », Thomas Römer rappelle à juste titre qu’une recherche « scientifique » doit s’effectuer indépendamment de tout a priori religieux. Aussi bien eût-il pu ajouter « et politique ». Mais cette « laïcité épistémologique », de par la dichotomie radicale qu’elle postule entre un monde objectif et public des faits et du savoir d’une part et un monde subjectif et privé des valeurs et du croire d’autre part, nous impose-t-elle pour autant de renoncer à toute théologie politique ?

Dans "L’invention de Dieu" Thomas Römer nous montre avec toute la rigueur scientifique requise que la figure d’une divinité unique, universelle et exclusive trouve son origine dans projet d’ordre théologico-politique, initialement monarchiste et centralisateur, dont elle finit par s’émanciper en trouvant refuge dans le judaïsme synagogal de la diaspora. Après l’échec du projet théologico-politique qui lui a donné naissance, la divinité acquière une sorte d’autonomie, autant par rapport à l’ordre politique que, dans une moindre mesure, à l’ordre religieux lui-même.

La recherche de Thomas Römer serait inféconde si les documents qu’il compile et réorganise n’imbriquaient pas eux-mêmes faits et valeurs. Sans la prise en compte de cette imbrication des faits et des valeurs, il ne pourrait rien tirer des maigres documents que l’archéologie ou que la critique textuelle mettent à sa disposition. Si l’on en croit Thomas Römer, l’invention de la divinité dont se réclament encore aujourd’hui les « religions du livre » est le produit de constants allers et retours des faits aux valeurs et des valeurs aux faits. Il s’agit d’un processus de mise en jeu, d’adaptation et de recomposition des croyances en interaction avec un contexte factuel. Les documents témoignent autant de l’inscription des valeurs politico-religieuses dans la réalité historique, que de l’influence de ces valeurs sur le déroulement des faits ou de l’influence du déroulement des faits sur l’évolution des valeurs.

Force est de constater que le postulat du caractère privé et exclusivement subjectif des croyances ne tient pas : comment à partir de là décrire l’émergence d’une divinité unique, exclusive et universelle comme un lent processus de « négociation collective » des croyances où interfèrent inextricablement des projets théologiques, religieux et politiques confrontés à la réalité de situations géopolitiques passablement agitées.

Une divinité est le type même de l’objet porteur de valeurs, c’est de la valeur objectivée à l’état pur. Thomas Römer montre comment des valeurs (des opinions et des croyances) jusque là portées par plusieurs divinités différentes se concentrent d’abord sur une divinité unique, puis, à partir de l’apparition de l’interdit de la représentation, comment cette divinité unique se trouve progressivement « dé-objectivée », pour ne pas dire « dé-factualisée ». Comme si la divinité fuyait la multiplicité des temples pour se réfugier dans un temple unique, puis fuyait ce temple unique pour se réfugier dans les écritures. Ce processus ne serait-il pas à l’origine même de la conception radicale de la « laïcité épistémologique » dont il se réclame ?

2000 ans après : la divinité a fuit les écritures pour se réfugier dans l’âme individuelle, cet ultime forteresse sur le point de vaciller sous les coups de cet étrange exil. L’autonomie de la figure divine, portée à son acmé par K. Barth, semble aboutir à sa quasi disparition du champ ontologique, alors qu’au moins en ce qui concerne les valeurs, nous assistons à un égal vacillement de l’ontologie. À la suite de cette divinité « attrape tout », les « valeurs » sont en passe aujourd’hui de subir le même exil hors du champ politique, économique et social, hors du champ des « faits » et, pour tout dire, hors de l’Être.

En mettant la divinité, et, à sa suite, les valeurs, hors d’usage, l’affirmation d’une inconciliable dichotomie entre faits et valeurs nous aveugle et nous paralyse. Elle exclut tout expérimentation de l’efficience des valeurs dans le domaine prétenduement purement factuel de l’économie, de la politique et de l’action sociale. Même s’il est plus facile de considérer des valeurs depuis longtemps passées de mode comme des faits, il n’en demeure pas moins qu’on ne peut se dispenser d’accorder un statut positif, collectif et universel aux valeurs pour mener de telles recherches. Alors que ce que Thomas Römer élève au rang d’objectivité historique est un processus de permanente interaction entre faits et valeurs où l’efficience des valeurs peut être évaluée à l’aune des faits, la « laïcité épistémologique » nous interdit d’user de la distinction faits/valeurs pour mieux comprendre et mieux exploiter leurs interactions.

Lu comme un ouvrage d’histoire de la théologie politique et avec la conviction que la théologie politique reste plus que jamais pertinente, le livre de Thomas Römer me semble plutôt être une invitation à nous inscrire dans ce lent processus où les faits remettent en cause nos croyances et où, tout en nous inscrivant dans une généalogie des croyances dont nous avons hérité, nous tentons d’élaborer de nouvelles croyances, non seulement pour mieux comprendre les faits mais pour agir sur eux et en changer le cours.


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