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Article publié

Journée du 20 octobre 2018

« Le sens de la peine »

L’influence des médias sur le prononcé et le sens de la peine

mardi 19 mars 2019, par :

Il ne vous aura pas échappé que, sur la place publique, il y a un malentendu permanent entre la Justice et les médias. Ceci alors que, sur bien des aspects, Justice et média semblent aux antipodes. Un exemple : la Justice travaille en principe dans la durée et la discrétion, voire le secret ; alors que les Journalistes cherchent à savoir tout, tout de suite, et à tout publier.

Rappelons que si, en principe, le procès, les audiences et décisions sont publiques, l’enquête, elle, l’instruction et l’information sont, en principe, secrètes. La violation du secret par les juges, les membres du parquet, les enquêteurs, les greffiers… est sanctionnée pénalement. En revanche, ni le prévenu, ni la partie civile, ni les journalistes n’y sont tenus.
Les tensions entre le 3e et le 4e pouvoir sont donc fortes. D’autant que la Justice et la presse ne poursuivent évidemment pas le même but. La Justice cherche à établir la vérité, et la presse vise sans doute à informer, mais aussi bien sûr à vendre des journaux ou de l’audience télévisée. Durant l’affaire Dutroux par exemple, en août 1996 en Belgique, la presse nationale a vendu 80 milles exemplaires supplémentaires par jour.
Une des questions compliquée est donc de concilier la légitime attente du citoyen d’une Justice qui fonctionne dans la transparence, le droit du public à l’information avec des libertés fondamentales telles que le droit à la vie privée ou le respect de la présomption d’innocence. Mais là n’est pas le seul risque d’une confusion entre Justice et média, un risque au moins aussi insidieux est celui du remplacement de la “vérité“ judiciaire par la "vérité” médiatique ; je mets des guillemets les deux fois à “vérité", car si, comme la “vérité” judiciaire, la “vérité” médiatique est une vérité construite, ces deux “vérités” ne sont pas construites de la même façon ni dans le même but. Sous cette aspect de la construction d’une vérité, il n’y a pas seulement remplacement d’une vérité par l’autre, comme dans le mépris de la présomption d’innocence, ou encore le discours médiatique diabolisant ou au contraire victimisant un accusé. Il y a aussi, nous allons le voir une influence réelle sur la quantum de la peine, sa durée ou sa sévérité, comme aussi sur son sens.

1. Influence médiatique sur le quantum de la peine
Vous le savez, la présence d’un jury populaire en cour d’assises permet au peuple français, c’est-à-dire vous et moi, d’être représenté directement dans les décisions de justice. Dans l’exercice de cette obligation civique et légale, les jurés tirés au sort se doivent d’être « neutres et objectifs » et ils jurent de décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant « [leur] conscience et [leur] intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre ».
Or l’analyse croisée des condamnations pénales et du contenu des journaux télévisés français (20h de TF1 et France 2) a permis de mettre en évidence l’influence du contexte médiatique sur les décisions de justice. Dans le cadre de l’Institut des politiques publiques, (2016) Arnaud Philippe et Aurélie Ouss, ont montré que, dans les cours d’assises, les peines sont plus élevées au lendemain de reportages consacrés aux faits divers criminels, et, à l’inverse, plus courtes après ceux traitants d’erreurs judiciaires.
Diffusés sur les chaines historiques et jouissant d’une forte audience, les journaux télévisés (JT) de 20h représentent l’une des principales sources d’information en France. En particulier, les « 20h » de France 2 et TF1 ont été suivis entre 2004 et 2010, respectivement par 5 et 8 millions de téléspectateurs en moyenne chaque soir. Sur cette période, c’est donc près de 20 % des Français qui ont suivi l’un des journaux télévisés du soir.
Ces chercheurs montrent par ailleurs, que l’effet des reportages sur les peines est plus fort lorsque l’audience des JT est élevée. Ces deux résultats confirment que les faits divers criminels n’ont d’effet sur les jugements que lorsqu’ils sont médiatisés. Et il s’agit d’une influence de très court terme, seuls les reportages diffusés la vieille importent.
Les résultats de l’étude détaillées des archives audio-visuelles croisées avec les décisions effectives des cours d’assises est édifiant :
• En moyenne, chaque reportage sur un fait divers criminel diffusé dans les journaux télévisés de 20h augmente de 24 jours la durée des peines prononcées le lendemain par les cours d’assises. • Alors que chaque reportage sur les erreurs judiciaires diminue les peines prononcées le lendemain en assises de 37 jours en moyenne. • Il semble que les médias n’influencent pas les condamnation ou les acquittements, mais qu’ils affectent le quantum, la durée des peines.
Ce que montre aussi l’étude c’est que : • Seules les informations relevant du domaine judiciaire ont une influence sur les peines. • L’effet des médias sur les peines n’existe qu’en cours d’assises, et non pas dans les cours pénales composées uniquement de juges professionnels. L’expérience professionnelle semble donc protéger contre les biais médiatiques.
Cela interroge l’un des piliers de la justice : l’égalité des accusés devant la loi. Si les verdicts sont plus sévères pour des prévenus jugés au lendemain d’un fait divers sordide, ou au contraire plus cléments dans un contexte de défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire, l’équité du procès est mise à mal. Ce problème est d’autant plus important que ces variations sont ponctuelles et non le reflet d’une évolution effective de la délinquance ou des mentalités.
Dans cette étude très précise, on peut constater un effet significatif des reportages diffusés la veille. Il s’agit d’un effet de très court terme ; signe du fait que cette influence alourdissant les peines prononcées est de l’ordre de l’émotion.
De leur côté, les reportages sur les erreurs judiciaires semblent avoir un effet un peu plus durable. En effet, les sujets du JT consacrés à cette question quatre jours avant le verdict sont encore corrélés à des peines plus courtes. Une interprétation de ce résultat est que les erreurs judiciaires sont moins fréquentes et occupent la scène médiatique pendant plusieurs jours consécutifs. On peut aussi interpréter ce phénomène par le fait que les erreurs judiciaires provoquent une réflexion plus durable que l’émotion à la suite d’un crime.
En dehors des reportages sur des affaires criminel proprement dites, on notera que quand ils informent sur le prononcé d’une peine, les médias rappellent rarement des choses essentielles, comme le fait que la loi pénale ne peut être rétroactive, ou que la condamnation ne peut dépasser le maximum prévu par le code. Il arrive même souvent que la condamnation soit considérée comme insuffisante au regard de la souffrance des victimes exposée au téléspectateur.

2. La délocalisation de la justice sur la scène médiatique
C’est que les médias tendent à se présenter comme le véritable lieu de la vérité démocratique parce que le plus apte à représenter les attentes sociales et à faire communiquer les citoyens entre eux. Mais n’est-ce pas là l’illusion contemporaine d’une démocratie directe ? La justice est recherchée sur la place publique, hors la médiation de la règle et d’un espace propre pour la discussion, c’est-à-dire sans le secours d’un cadre, sensible et intellectuel, qui la réalise.
Antoine Garapon, dans l’article dont j’utilise de larges extraits dans ma présentation, Antoine Garapon donc cite Montesquieu dans L’esprit des lois : « Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant plus souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges. » (L’esprit des lois, VIII, chap. II)
Pour Antoine Garapon, ce qu’illustre de manière exemplaire les rapports entre la Justice et les médias aujourd’hui, c’est l’illusion contemporaine d’une démocratie directe et son corollaire tout aussi inquiétant, l’oubli du droit.
La première conséquence de cette pression médiatique est le déplacement du centre de gravité du procès vers l’amont, c’est-à-dire vers la partie du procès la plus « délocalisable », l’instruction. Le procès risque d’apparaître alors comme une formalité un peu superflue en perdant de vue qu’il s’agit au contraire du moment même de la justice, le seul où les garanties procédurales sont à la mesure de l’enjeu.
Dans le rendu médiatique de l’instruction, tout se passe comme si chaque organe de presse se devait de choisir son camp, en prononçant par avance la condamnation ou l’acquittement.
La plupart des journalistes s’expriment à l’indicatif présent, « sans référence à une source d’information la plupart du temps ; il s’agit de donner l’impression au lecteur qu’il a été témoin des faits directement ». Toute mise à distance de l’événement et de son horreur est refusée d’emblée, le journaliste étant l’interprète direct de l’émotion collective ! On fait revivre le crime en direct, ce qui contraste avec le procès où, au contraire, tout est au style indirect. Et Antoine Garapon de citer Régis Debray : « En graphosphère (c’est-à-dire dans le monde de l’écrit), le témoignage ne vaut pas preuve (il doit être établi, vérifié, critiqué, pondéré, etc.). En vidéosphère, il n’y a pas de faux témoins. »
On est donc aux antipodes de la place du juge qui est précisément de trianguler les rapports sociaux en occupant la place du tiers entre les parties, entre la victime et l’auteur présumé. En régime télévisuel, toute médiation symbolique est disqualifiée. Et c’est compréhensible puisque l’immédiateté, maître mot des médias, signifie étymologiquement “sans médiation”.
Or la symbolisation sert à nommer, à mettre à distance par des rites ou des mots. C’est le ressort de toute cérémonie sociale, à commencer par le procès : mettre des mots à la place de la violence, de l’argent à la place de la souffrance. La symbolisation est menacée par le spectacle télévisuel de plus en plus cru de la violence et de la souffrance qui rend les mots insupportables. Tout se passe comme si la presse refusait de médiatiser l’émotion car « seule l’authenticité de l’expérience est valable et toute symbolisation forcément injuste ». On place l’éthique du côté de la parole spontanée, sans retenue, authentique alors que c’est tout le contraire, c’est la retenue qui serait plutôt la position éthique !
En nous plaçant ainsi sous la juridiction des émotions, les média nous éloignent de celle du droit. Et cette incapacité à symboliser va se prolonger par une incapacité à interpréter. Car représenter ce n’est pas seulement transmettre, c’est interpréter, Il est indispensable que cette scène juridique soit représentée et que cette fonction de purgation de la violence collective soit prise en charge par les institutions démocratiques au risque d’être résolue ailleurs et de manière sauvage.
Au fond, l’identification à la victime et à la souffrance des parents ou l’identification à la souffrance du prisonnier et à son destin tragique, est la même. Toutes deux oublient que le point de vue de la Justice n’est pas celui de la vengeance ni de la thérapie, qu’il est de l’ordre de la triangulation des rapports sociaux. Dans les deux cas, le point de vue triangulateur est absent, or c’est celui de la Justice. Le lieu d’où parle le journaliste n’est, en effet, jamais précisé. Peut-être même s’agit-il d’un lieu qui n’existe pas ? D’un lieu où l’on prétend dire la vérité sans la traiter, où l’information passe sans jamais être fixée. Les médias sont tantôt du côté de l’accusation, tantôt du côté de la défense, tantôt du côté de la morale, tantôt de celui de sa subversion : ils occupent toutes les places de manière insidieuse et insaisissable. Ils ont la prétention de jouer tous les rôles (position totalisante et totalitaire par excellence) Dans une procédure, chaque discours est situé, ce que fait le procès en rendant visible la place de chacun. Lorsque l’on rentre dans une salle d’audience, on identifie chacun sans difficulté : le procureur, le juge, l’accusé, etc.
Car un procès est un ensemble très complexe et très sophistiqué, tributaire d’un espace — physique et procédural — homogène qui permet de combiner en une unité de temps, de lieu et d’action, une mise en langage et une mise en sens d’une part et une mise en scène d’autre part, en d’autres termes une opération intellectuelle et logique, et une cérémonie sociale destinée à purger l’émotion collective, d’autre part. C’est cette unité de temps, de lieu et d’action que précisément la presse fait voler en éclats.
La confusion produite dans les esprits par les médias télévisuels en particulier justifie les méthodes inquisitoires les plus barbares, celles dont notre droit a mis tant de temps à se défaire. C’est le contraire même de la Justice qui est un échange réglé d’arguments, comme le rappelle Paul Ricoeur qui insiste sur ce caractère discursif et argumentatif de la Justice (Paul Ricoeur, « Le juste entre le légal et le bon », Esprit, n° 9, 1991, p. 20.).

3. Influence médiatique sur le sens de la peine
Une autre influence des média s’exerce sur le sens même de la peine. Antoine Garapon parle à ce propos d’un “retour du sacrificiel”, j’ajouterais “sauvage“.
Sur la scène médiatique telle que je viens de la décrire, beaucoup plus qu’à une véritable information, on assiste à la reconstruction de récits mythiques d’autant plus prégnants qu’ils vont envahir l’imaginaire collectif sans jamais se nommer et donc sans prises pour leur opposer une résistance argumentée.
La télévision amplifie en effet les mécanismes les plus archaïques du cirque, de la victime émissaire et du lynchage. Elle est pourvoyeuse d’imaginaire mais pas de symbolique, c’est-à-dire de sens partagé. Le sens de cet imaginaire n’en est pas absent mais il n’est pas médiatisé (un comble pour des média !) ; il s’enracine dans les peurs et les clichés proposés.
Le sens n’est pas séparé du fait, ils sont présentés ensemble dans une sorte de confusion inextricable évoquant les « marginaux », la « drogue », les « crimes en série », les « pervers » etc.). Tout au long de l’évocation par la presse d’une l’affaire criminel, on assiste à une construction de l’« Autre »… Cette construction du « monstre », du criminel comme relevant d’une « nature » différente par la presse est très insidieuse.
Une éthique de la mise en récit, une co-construction du sens est indispensable à une véritable Justice ; la procédure et le débat contradictoire, c’est une certaine éthique de la mise en récit. Le procès n’est a priori pas plus à l’abri que la presse de construire des récits imaginaires. La garantie supplémentaire qu’offre le judiciaire, c’est la capacité de nommer et de réfléchir cette mise en récit et donc de la maîtriser un peu, ce qui n’est jamais le cas de la télévision. Ce problème est au centre de la justice : le procès contrôle la mise en récit, c’est-à-dire la manière dont les faits sont présentés, prouvés et interprétés ; à la télévision, la construction de la réalité est implicite et n’est jamais soumise à discussion. Pas de possibilité de discuter la construction de la réalité faite par les autres. Quand elle est mise en scène à la télévision, la controverse est le plus souvent réduite à un spectacle plus proche de la tauromachie que de la discussion raisonnable.
Ce qui menace le plus la justice dans nos sociétés démocratiques, c’est le mécanisme sacrificiel, dont aucune institution ne nous débarrassera complètement parce qu’il réassure à bon compte la pérennité de la communauté, comme le rappelle René Girard. Le processus judiciaire ritualise justement ce mécanisme pour le rendre intelligible et gérable. L’illusion de la démocratie directe, le fantasme d’une démocratie sans scène où l’instance suprême de représentation serait constituée par les médias n’offre plus aucune résistance aux dérives sécuritaires. Elle procède de l’idéologie libérale d’une harmonisation spontanée des intérêts de chacun sous le regard du meilleur arbitre qui soit dans une démocratie : l’opinion publique mais « plus la foule est nombreuse, plus elle est aveugle » (Pindare, Néméennes, VH, 24.).
Pour terminer, Antoine Garapon s’interroge : Et si le combat pour la démocratie avait insidieusement changé de camp, et que, après des années où il s’exerçait contre les institutions, les fronts s’étaient renversés et qu’il nous fallait apprendre à voir dans les institutions les alliés de la démocratie et de la Justice ?
Patrice ROLIN


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