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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Journée du 20 octobre 2018

" Le sens de la peine "

Approche anthropologique

mercredi 20 mars 2019, par :

L’objet du présent exposé, dont la matière se révèle immense, est seulement de permettre de décaler notre regard sur la peine et de réinterroger par conséquent les présupposés qui guident nos réflexions et aboutissent aux apories connues : insuffisance et inégalité des réponses institutionnelles aux conduites délictuelles ou criminelles.

Œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. (Exode 21:24) Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent, il lui sera faite la même blessure qu’il a faite à son prochain. (Lévitique 24:20)
Tu ne jetteras aucun regard de pitié, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. (Deutéronome 19:21)
Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi–même. Je suis l’Eternel. (Lévitique 19:18)
Un seul témoin ne suffira pas contre un homme pour constater un crime ou un péché, quel qu’il soit ; un fait ne pourra s’établir que sur la déposition de deux ou de trois témoins. (Deutéronome 19:15)
« Le seul sens possible est celui de la sortie. » (Nicolas Frize, Le sens de la peine, Léo Scheer, 2004)

I. Un peu d’étymologie
Commençons par l’étymologie de quelques-uns des mots qui peuvent servir à dire ou à commenter la peine :
 la sanction : ce mot, au sens pour nous très atténué (sanction de l’indiscipline au collège...) a la même origine que sanctus, d’où notre mot « saint », ou encore « sanctifier ». La notion est à la fois religieuse et juridique. Benveniste (Vocabulaire... 2, 190sq.), explique qu’il s’agit de placer une loi sous l’autorité des dieux de manière à la rendre inviolable, « sacrée », sacra, et à abandonner aux dieux tout transgresseur potentiel qui deviendra « sacré », sacer à son tour, livré au châtiment divin (n’importe qui pourra le tuer sans encourir de peine). Un temple est sacré, sacer, parce qu’il appartient aux dieux ; le mur qui le délimite est sanctus, comme la loi : c’est la société qui l’érige pour isoler et expliciter ce qui est sacer.
 la rétribution : c’est le paiement, le salaire, qui tend à être « juste », c’est-àdire à une forme d’équivalence toujours symbolique (même quand il s’agit d’espèces sonnantes et trébuchantes, d’un œil, d’une dent ou d’une vie ! – l’équivalence est toujours mesurée à une échelle symbolique des valeurs) entre les choses échangées, y compris quand il s’agit de dette, de peine ou de punition.
 la peine : du mot grec poinê, latin poena, signifiant dette, réparation, châtiment (Benveniste, Vocabulaire... 2, 55), dans les cas où le juste partage, la juste rétribution sont bafoués, notamment en cas de violation du serment. En latin poenas dare, mot à mot « donner des peines », c’est en fait restituer ce qu’on doit, d’où subir une peine ; inversement poenas capere, mot à mot « prendre des peines », c’est prendre ce que l’autre restitue, d’où, en français, infliger une peine, tirer vengeance de quelqu’un.
 « punition » a la même origine que « peine » (latin poena). - « supplice » vient du latin supplicium, « supplication » (où il s’agit de calmer le courroux d’un dieu) puis supplice : « c’est la compensation par excellence dans les cas où seul un dédommagement corporel pouvait payer un tort » (Benveniste, Vocabulaire 2, 252).
 « châtiment » : du latin castigare, dérivé de castus, « pur », « chaste », « saint », c’est d’abord la peine infligée en vue de corriger, de redresser, de régler, de contenir dans les limites convenables (on peut par exemple « châtier ses larmes », se retenir de pleurer). Il se dégage de ce lexique, à considérer l’étymologie, trois idées : - celle de la dimension religieuse de la peine : le criminel tombe sous l’emprise du sacré ; il y a sacralisation, passage de facto de la juridiction des hommes à celle des dieux, quand il y a transgression, empiètement sur ce qui appartient aux dieux (ou à la communauté en son entier) et qui est sacré ; - celle la dimension économique de la peine : c’est un dû qu’on restitue, mais dont la somme ne devrait jamais être nulle (cf. les intérêts bancaires) ; - celle de la dimension éducative de la peine, visant à maintenir dans les limites de la règle, de la décence, du droit (corriger, châtier). Nous pourrions tirer de ces considérations étymologiques, qui illustrent un état ancien de la pensée juridique dans le berceau latin de notre langue, trois questions toujours pertinentes pour notre temps :
1. Qu’en est-il aujourd’hui de la première idée, celle de la sacralisation du transgresseur, dans une société laïcisée ?
2. Qu’en est-il, dans notre justice instituée au nom du peuple entier, de la relation d’échange entre les seuls individus concernés par une dette impayée, à savoir entre le débiteur/offenseur et le créancier/offensé ?
3. Notre justice suffit-elle à contenir les citoyens dans les limites de la loi ?
Mais voyons d’abord comment la modernité a abordé la question du droit primitif, dans les sociétés anciennes ou dans les sociétés jugées « traditionnelles » voire « sauvages » par la plupart des explorateurs européens des cinq derniers siècles.

II. Justice et vengeance
Notre justice instituée repose sur un idéal d’impartialité, qui écarte les intérêts et mobiles propres de la victime et de son agresseur au nom de l’intérêt supérieur du public, de la société, de la nation. Elle veut être neutre, sans parti pris, et dépassionnée, sans colère. Elle revendique la lenteur et la circonspection. Elle veut clore un épisode de violence, au lieu de relancer la violence comme dans la « vendetta » corse1. Cette dernière est appréhendée comme une survivance d’un droit primitif. De ce fait on oppose classiquement justice – rationnelle – et vengeance, cette dernière étant dictée par passion, la colère. Aristote par exemple distinguait châtiment, kolasis, dont la fin est le patient (qui subit la peine), et vengeance, timôria, qui vise à « rendre sa plénitude à l’offensé », Rhétorique I.10, 1369 b 12 : « Sont dus à l’emportement et à la colère les actes de vengeance. La vengeance diffère du châtiment, car le châtiment a pour fin le patient, et la vengeance l’agent, qui veut obtenir satisfaction. » On considère la vengeance comme archaïque, la justice comme le produit d’une société évoluée, qui délègue la peine à une institution ad hoc. Hans Kelsen, Society and nature, 1943, 49-55 : La vengeance de sang est une « institution juridique et morale » qui applique « la norme sociale la plus ancienne », à savoir que celui qui a tué doit être tué. Dès lors la seule différence entre la vengeance primitive et la peine rétributive réside dans le fait que dans le premier cas la réaction relève du self-help, alors que, dans le second, elle dépend d’une « autorité impartiale » (selon Raymond Verdier, La vengeance, I, Paris, Edition Cujas, 1980, p. 37 n. 4).

Isabelle Pariente-Butterlin (« La juste mesure de la peine », 2005) : « L’État apparaît seul garant d’une mesure objective de la peine qui évite les emportements passionnels des individus. Dans un tel contexte, la victime ne peut se faire justice, la vengeance se voit refusée. La mesure de la sanction s’oppose à la démesure de la violence dont elle vient contrarier le mouvement. La sanction elle-même est la face visible du droit, un des leviers qui contribuent à asseoir la force. »

Mais cette opinion doit être révisée. – Selon Marcel Mauss il n’y a pas d’antériorité de la vengeance par rapport à la peine : car la peine par définition ne vise que l’individu, même dans son origine religieuse, alors que la vengeance par définition vise le clan, celui-ci y défendant son honneur, parce que tous ses membres sont touchés par l’atteinte de l’agresseur, qui lui-même engage tout son propre clan dans son acte.

M. Mauss, « La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent », 1896, réimpr. dans M. Mauss, Œuvres 3, Minuit, 1969 :
1 Pour que tout châtiment ne soit pas un acte de violence exercé par un seul ou par plusieurs contre un citoyen, il doit essentiellement être public, prompt, nécessaire, proportionné au délit, dicté par les lois, et le moins rigoureux possible dans les circonstances données. (Beccaria, Traité du délit et des peines [1764], conclusion).
La peine est, dans une société donnée, la « sanction des interdictions rituelles » et elle a « dès l’origine l’individu pour objet ». La vengeance ne saurait donc être le prototype de la peine : « Quelque religieux que soit son caractère, il est exclusivement familial et privé. Ce n’est pas la société qui punit, c’est un groupe qui se défend. » (p. 689)

– D’autre part l’observation des sociétés qu’il nous arrive souvent encore d’appeler « primitives » n’a pas démontré un caractère archaïque de la vengeance violente. Souvent, au contraire, ce qui prévaut ce sont des tractations menées entre les deux parties, afin d’apporter une satisfaction symbolique à la partie lésée. Les tractations sont soit directes, soit sous l’autorité d’un officiant qui peut même être lié à la partie de l’agresseur.

Lafitau, observateur du début du XVIIIe siècle, marque à plusieurs reprises son étonnement devant le fait que certaines sociétés indiennes d’Amérique du Nord organisent des cérémonies où la tâche de « refaire l’esprit aux parents aigris par la perte qu’ils viennent de faire » est confiée à la famille du meurtrier (Lafitau, 1994, p. 95). Dans sa relation de la vie quotidienne des Hurons de la Nouvelle France, le Père Jean de Brébeuf décrivait une cérémonie de ce type qu’il avait pu observer autour des années 1636. Le « capitaine » qui dirige la cérémonie, remarquait-il, prononce un discours où chacun des présents (colliers de porcelaine, nacre de coquillages, etc.) offerts par la famille du meurtrier à la famille de la victime est désigné par un nom qui fait référence au nom de la blessure infligée. Le Père ajoute qu’il y a autant de présents que « de plaies ouvertes par l’acte meurtrier » (plaies de la hache, plaies au pays, plaies morales faites aux parents de la victime...), et il assortit cette remarque d’un jugement général sur la moralité qu’on peut tirer du discours du chef huron : « Les métaphores sont grandement en usage parmi ces peuples ; si vous ne vous y faites, vous n’entendez rien à leurs conseils » (Brébeuf, 1970 : 119).* * Brébeuf, Père J. (de) [1593-1649] (1970) Relation des Jésuites de la Nouvelle France, 6 vol. , Montréal, Editions du Jour, et Lafitau, J.-F. (1994) Moeurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, 2 vol. , Paris, La Découverte [1ère édition, 1724].

Au passage, on déduira de ce témoignage que la fameuse expression « œil pour œil, dent pour dent » pourrait bien avoir recouvert, chez les anciens Hébreux, un système complexe d’équivalences métaphoriques entre l’offense et la peine, semblable à celui des Hurons de Lafitau et de Brébeuf, et non pas simplement une justice expéditive, mécanique et cruelle. Autre exemple : chez les Ede des hauts-plateaux du Vietnam central, l’administrateur français Léopold Sabatier avait recueilli et systématisé une sorte de code pénal traditionnel. Les punitions envisagées étaient les suivantes : - sacrifice (rituel) aux frais de l’offenseur si son acte a provoqué le courroux des esprits - compensation en nature ou en argent - remplacement des objets perdus ou brisés - restitution du triple des animaux volés (1 animal + 1 pour son "devant" + 1 pour son "derrière") - paiement d’un gong pour une vie humaine (le diamètre du gong sera plus large si la victime était riche) - si l’offenseur n’a pas de quoi payer pour une vie humaine il est vendu comme esclave dans une autre tribu - celui qui tue un animal sans pitié est rejeté de la communauté, et si cet animal était un bœuf ou un porc élevé pour être sacrifié, il sera mis à mort (par un coup de lance ou par pendaison). [Ngo Duc Thinh, « Traditional Law of the Ede », Asian Folklore Studies, Vol. 59, No. 1 (2000), pp. 89-107]. Mais l’ensemble des sanctions prévues par les Ede vise essentiellement à la conciliation et à l’éducation, plutôt qu’à désigner un coupable et à le punir, et cela même quand il s’agit d’un crime. Les sanctions les plus lourdes punissent l’atteinte religieuse et non l’atteinte aux biens (sauf animaux) ou aux vies, c’està-dire au fond, si l’on y réfléchit, les cas où la partie lésée (en l’occurrence les esprits) ne peut pas intervenir directement dans la tractation, tout en étant susceptible de vengeance illimitée (épidémie, sécheresse supposées causées par les « esprits » courroucés...), ce qui oblige les hommes à renchérir au maximum pour être sûrs de l’amadouer. Demandons-nous alors si notre système français actuel, qui recourt si peu à la conciliation entre les parties et qui se veut justice impartiale au nom de l’entité collective abstraite de la nation, n’est pas, au fond, beaucoup plus lourd et plus dispendieux en termes de coût social et de coût économique ? N’est-ce pas alors notre système (notamment – depuis la suppression de la peine capitale – avec la systématisation et l’alourdissement des peines de prison par rapport auxquelles tout autre type de peine n’est jamais qu’« alternatif » et la place croissante des peines planchers) qui se rapproche le plus d’une conception religieuse de la peine et d’une lecture littérale du « œil pour œil, dent pour dent » ? Et comparons avec les USA, où la loi ans prévoit une peine minimale de 25 de prison lors de la troisième condamnation pour un délinquant récidiviste, et sans prescription : on peut consulter sur Wikipedia le cas limite de Leandro Andrade, condamné à 50 ans de prison pour des vols mineurs (vidéos pour enfants...) et un transport de marijuana.

III. Le droit primitif : irrationnel et religieux ?
Malgré ces évidences, les idées reçues sur le droit primitif – contrairement aux savoirs ethnographiques – n’ont pas beaucoup évolué depuis qu’un certain Johann Jakob Bachofen, un bourgeois de Bâle qui jouissait de loisir, ami de Nietzsche, publia en 1861 un monumental ouvrage intitulé Das Mutterrecht (Le droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique). Il y défendait l’idée, puisée notamment dans le mythe des Amazones, que les sociétés préhistoriques étaient gouvernées par des femmes, des mères, et proches encore de la terre, de la matière, du corps, des eaux, des forces obscures, dionysiaques, de la nuit, avant que ne les dompte la raison lumineuse et mesurée, apollinienne, de la loi masculine. « La société ne naît pas masculine, elle le devient », commente avec humour le préfacier de la traduction française, Étienne Barilier (p. XXVIII). Cette évolution se lirait notamment dans le mythe d’Oreste tel qu’il avait été mis en scène à Athènes par le poète tragique Eschyle : Oreste, pour venger le meurtre de son père le roi Agamemnon, avait tué la meurtrière, qui était sa propre mère, Clytemnestre. Ce matricide éveille les démons de la vengeance du sang maternel, les Érinyes, qui poursuivent Oreste sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin il soit purifié par Apollon à Delphes, puis acquitté par le tribunal athénien de l’Aréopage grâce au vote in extremis de la déesse Athéna en personne, la vierge fille de Zeus, incarnation de la raison. Les Érinyes alors acceptent de lâcher Oreste en échange d’un culte. Et Bachofen commente : « C’est le plus sanglant de tous les droits, ce droit maternel et matériel. Il impose la vengeance même dans les cas où, d’un point de vue supérieur, cette dernière apparaîtrait comme un crime. » (p. 246) En réalité cette version du dénouement de la folle persécution d’Oreste par la souillure née du versement du sang maternel est une invention d’Eschyle à la gloire d’Athènes et de sa déesse éponyme. Une version peut-être plus conforme à la pensée religieuse des Grecs se lit dans une tradition arcadienne2, racontant comment Oreste put être purifié après, dans sa folie, s’être tranché un doigt avec les dents et là-dessus avoir vu lui apparaître blanches les déesses qui jusque-là le pourchassaient noires : il sacrifia successivement aux déesses noires (sacrifice d’expiation) puis aux déesses blanches (sacrifice d’action de grâce), instaurant en même temps ce culte dont un monument appelé le « tombeau du doigt » rappelle l’origine. Il lui avait fallu, à la lettre, laisser en gage une partie de sa personne pour guérir de sa souillure. Ce récit nous permet de comprendre l’automaticité de la punition religieuse appelée sanctio, quand de facto un criminel devient sacer, sacré/maudit, propriété des dieux du fait de sa transgression même (le coupable est exclu du milieu des hommes de sa tribu et peut être tué par le premier venu) ; elle nous montre de même en quoi le criminel peut se racheter – payer sa dette – en offrant aux entités courroucées un équivalent symbolique, métaphorique de sa personne. La même métaphore efficace se lit dans un rituel de serment connu par une inscription antique de Cyrène, en Libye. On fabriquait des figurines de cire, appelées kolossoi, qu’on jetait au feu en prononçant l’imprécation suivante : « Que celui qui sera infidèle à ce serment se liquéfie et disparaisse, lui, sa race et ses biens. » « La destruction des statuettes préfigure, ou plutôt détermine le sort éventuel du parjure », commente Louis Gernet (« Droit et prédroit », p. 57). Ici la métaphore de la saisie exercée par les dieux sur le transgresseur éventuel se situe avant même toute transgression effective, mais avec une efficacité aussi pleine, entière, automatique, que l’abandon d’un doigt par Oreste pour se soustraire à cette saisie. Elle assure la prise, là où le doigt laissé en hypothèque (mortgage, dit l’anglais) peut permettre a contrario d’échapper à une telle emprise. On comprend donc simultanément l’importance d’un équivalent symbolique pour racheter une dette de sang. Robert Hertz, élève et ami de Marcel Mauss, mort au front en 1915, définissait ainsi l’expiation dans un texte posthume : « Il y a expiation quand certains actions généralement rituelles peuvent rétablir l’état des choses antérieur à la transgression en abolissant celleci, et en satisfaisant la justice sans que le transgresseur et ses proches en soient écrasés. » (Le péché et l’expiation..., p. 55). Tout cela peut paraître loin de la question de la peine dans nos démocraties. Et pourtant ce n’est pas si sûr. Nous pensons d’ordinaire que le péché d’une part, faute religieuse de nature essentiellement morale, que guérissent – au moins dans la tradition catholique – l’expiation symbolique et la repentance, et d’autre part le crime, qualifié juridiquement, que rachète la peine individuelle rationnellement déterminée et exécutée par une institution impartiale, sont choses essentiellement différentes. Rien n’est moins établi, suggère Hertz. En effet : notre système judiciaire ne relève-t-il pas, dans le cas au moins des délits, mais aussi dans celui de crimes difficiles à qualifier comme tels, par exemple les viols, d’un fantasme de purification collective, d’un avatar du rite du bouc émissaire ? Ce sont massivement les individus les plus précaires qui subissent, et avec eux leurs familles entières sans aucune considération des torts subis par des innocents, les peines préventives, les jugements expéditifs en correctionnelle, les peines planchers, les peines de prison, et de plus en plus souvent sans même qu’un délit ait pu être constaté (rétention administrative, voire préventive). La délinquance « en col blanc » est beaucoup plus rarement poursuivie, encore moins sanctionnée, et, si néanmoins c’est le cas, non sans prise en considération des situations individuelles et de manière moins invalidante pour les familles. Sur ces disfonctionnements qui sont loin d’être marginaux, mais apparaissent structurels, tendent à s’aggraver et s’enracinent dans l’inconscient collectif, voir Didier Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Seuil, 2017. Selon Nils Robert (L’impératif sacrificiel, 1986), à l’inverse de ce qu’avance René Girard, « on pourrait dire que la fonction sacrificielle s’est perpétuée (au moins en partie) ou, plus exactement, s’est institutionnalisée à travers le système judiciaire, notamment la justice criminelle ».

IV. Justice civile et justice pénale
Notre exemple d’Oreste évoquait une situation extrême, un crime de la plus grande gravité, le matricide, en outre mis en scène dans le cadre grandiloquent de la tragédie. Qu’en est-il, dans des sociétés exotiques, de l’ordinaire des infractions ? Nous avons déjà rencontré les Hurons de Lafitau et les Ede de Sabatier. Mais un petit ouvrage essentiel de Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage Society (1ère éd. 1926) montre de même qu’il existe bien chez les indigènes trobriandais du Pacifique des lois coutumières très strictes. Celles-ci cependant ne sont pas assorties d’un versant punitif systématique : les contraintes d’une étroite solidarité économique suffisent généralement à les faire appliquer ou, à défaut, à les rappeler efficacement au grand nombre sans qu’il soit nécessaire de brandir des menaces de châtiment. Cela ne signifie pas une adhésion aveugle de l’individu à la loi du groupe : les logiques individuelles sont aussi prégnantes qu’ailleurs. Les comportements qui s’écartent de la loi explicite émaillent en réalité l’ordinaire de la vie sociale, la plupart du temps sans que le groupe s’en émeuve, mais sans qu’on puisse pour autant s’en réclamer ouvertement : ainsi la règle imposant à un homme d’avoir pour héritier et d’entretenir le fils de sa sœur et non son propre fils, alors que le mariage est patrilocal (l’épouse quitte sa famille et va habiter dans sa belle-famille), n’empêche pas le père de préférer son fils (qui vit sous son toit) à son neveu (qui vit dans le clan et sous le toit de son beau-frère), au risque cependant d’un conflit ouvert qui, une fois éclaté, provoquera le rappel de la loi et tournera toujours à la déconfiture du fils et à l’avantage du neveu. Mais on évite au maximum le scandale, bien trop coûteux pour la communauté. Au besoin, quand un individu a décidément trop pris ses aises avec la loi, il recourt au sorcier pour se prémunir d’une possible vengeance et pour réparer la souillure, et cela même dans le cas réputé être le pire des crimes – en l’occurrence l’inceste avec une femme du clan paternel (« inceste » par ailleurs relativement courant quand il se déroule dans une semi-clandestinité). Ce que nous disions plus haut de l’automaticité de la sanction religieuse rencontre donc, ici, des antidotes tout aussi efficaces – mais les sorciers, détenteurs des secrets qu’on leur confie et nantis de pouvoirs magiques, peuvent s’en servir pour manigancer et faire chanter leurs clients : la crainte des sorciers, en retour, suffit à renforcer les interdits et à décourager toute fanfaronnade. Comme d’autre part les Trobriandais, ainsi qu’il a été fréquemment constaté dans les sociétés dites aussi premières, considèrent chaque mort comme provoquée et non naturelle, ce qui oblige à rechercher le meurtrier ou jeteur de sort, ils trouvent commode de pouvoir, au décès d’un individu, attribuer sa mort à la punition de ses propres fautes (ou à la malfaisance d’un sorcier détesté) plutôt que de rechercher ailleurs un hypothétique coupable et de provoquer par sa punition de nouvelles saignées dans le groupe3. Ainsi la nature elle-même – maladies et décès – épargne à la société l’exercice de la justice pénale. Car si la justice rétributive venait effectivement à être sollicitée, soit le coupable devrait aussitôt et définitivement s’exiler du clan, soit elle déterminerait une crise violente, dont la modalité apparemment la plus fréquente et quasi instituée est le suicide : par exemple un homme publiquement accusé d’inceste aussitôt escalade un palmier, du haut de ce palmier accuse pathétiquement son délateur et supplie les siens de venger son honneur, puis se laisse tomber et se tue. C’est alors la loi même qui, une fois rappelée et mise en avant pour dénoncer une inconduite majeure, provoque ou relance une vendetta et se retourne contre son champion (ici le délateur).

On déduira de ce tableau trobriandais qu’une tolérance de bon aloi, des transactions interpersonnelles et ce que nous appelons la justice civile pourraient largement prendre le pas sur la justice pénale, qu’on aurait avantage à ne solliciter qu’en dernier recours, étant donné son énorme coût social. Et, de fait, dans l’Afrique noire contemporaine, par exemple, on trouve souvent bon de renvoyer à la justice coutumière la plupart des litiges, qui se règlent alors à l’amiable et ravivent en même temps les solidarités familiales.

V. La peine est-elle nécessaire ?
Perspective abolitionniste (de Durkheim à Foucault) et nécessité symbolique On a pu même aller plus loin et évoquer une perspective abolitionniste. Commençons par les arguments, qu’introduirait utilement un article de Philippe Combessie, « Durkheim, Fauconnet et Foucault5. Durkheim écrivait :
Le châtiment est destiné à agir sur les honnêtes gens, non sur les criminels, et nous ne réprouvons pas un acte parce qu’il est criminel, mais il est criminel parce que nous le réprouvons. (Émile Durkheim, « Définitions du crime et fonction du châtiment », dans Déviance et criminalité. Textes réunis par Denis Szabo avec la collaboration d’André Normandeau, Paris : Librairie Armand Colin, 1970, pp. 88-99)
Il constate d’abord que ce que la morale rejette le plus fortement (inconduite sexuelle, impiété filiale, avarice) n’est pas nécessairement ce que la société punit. La punition ne touche que des transgressions qui, outre leur fort rejet, sont également précisément définies, d’où aussi la forte répression qui est collectivement réclamée. Ce n’est pas que ces transgressions soient forcément nuisibles ou dangereuses, c’est qu’elles permettent de renforcer le sentiment collectif et de souder la société. « Il est certain, en effet, qu’elle [la peine] a pour fonction de protéger la société, mais c’est parce qu’elle est expiatoire. » Cette fonction est d’ailleurs nécessaire : selon le même Durkheim on n’imagine pas une société sans crime, et la criminalité, disparue sous une forme, réapparaîtrait aussitôt sous une autre forme, quitte à ce que soit alors puni ou jugé punissable ce qu’on tolérait jusque-là (« Crime et santé sociale », Revue philosophique 39, 1895, p. 519). Du coup, on n’est pas forcé de mettre la punition à l’œuvre pour que s’exprime la logique symbolique de ce sentiment collectif. Il suffirait ordinairement de son effet dissuasif, comme le suggérait déjà Beccaria (Dei Delitti e delle pene [Des délits et des peines], 1764). Et nous avons vu d’autre part, chez les Trobriandais, à quel point un crime ou un délit publiquement reprochés conduisaient automatiquement le délinquant à s’exclure ou s’éliminer lui-même. Un autre raisonnement, très différent, qui met en lumière le caractère expiatoire de la peine – et en même temps son échec pratique – est celui de Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie [1920], Paris, Alcan, 1928 : « La peine se dirige vers le crime. C’est seulement parce qu’elle ne peut l’atteindre en lui-même qu’elle rebondit sur un substitut du crime. » En d’autres termes, c’est un comportement, non un homme, que vise la peine ; mais on ne peut pas revenir en arrière, on ne peut pas faire que le crime n’ait pas eu lieu : celui qui est jugé criminel n’est qu’un substitut, un symbole, à qui on fait endosser – ou qui endosse de lui-même – la responsabilité du crime, par défaut, sorte de bouc émissaire. « Il n’y a ni innocent ni coupable au sens profond que la conscience donne à ces mots, mais seulement des individus qu’il est expédient de punir. » (p. 300)

De fait, alors que le droit insiste sur l’individualisation et la proportionnalité de la peine rétributive, on constate aujourd’hui que c’est « l’emprisonnement, bien plus que la condamnation, qui constitue le délinquant ou le criminel », emprisonnement qui touche majoritairement les justiciables en attente de procès ! La stigmatisation qui s’ensuit est en effet directement causée par la prise de corps elle-même et par la « scission du corps social », entraînant carrières et familles brisées, etc.

Il s’agirait alors carrément de « repenser le droit de punir » ! C’est ce que faisait Foucault qui, outre son Surveiller et Punir, a donné en 1984 un entretien publié sous le titre « Qu’appelle-t-on punir ? » (Dits et écrits IV, Paris, texte n° 346) : il constatait que la fin, le but de la prison (correction) ne coïncide pas avec ses effets (délinquance persistante). Du coup on a changé la fin en fonction des effets : « la prison, qui n’avait pas d’effet d’amendement, a plutôt servi comme un mécanisme d’élimination », qui conforte les préjugés sociaux et la hiérarchie des classes. Devons-nous nous contenter de ce constat ? Louk Huisman, qui fut professeur de Droit Pénal à Rotterdam, expert auprès des Nations unies, proposait carrément l’abolition du système pénal (Le Système pénal en question, Paris, Le Centurion, 1982). Son raisonnement est le suivant : c’est (nous venons de le voir) le système pénal qui crée le délinquant ; d’autre part la plupart des délits échappent au système pénal sans mettre la société en péril. Au lieu de punir et de stigmatiser, on pourrait alors utiliser l’arbitrage et la conciliation et ne recourir à la justice que dans les cas extrêmes. Huisman proposait dans cette perspective une réorganisation systématique de la justice, à toutes les échelles, y compris internationale pour la justice criminelle !

Conclusion
Je reviens d’abord sur les trois questions posées à la fin de mon introduction lexicale :
1. Qu’en est-il aujourd’hui de la première idée, celle de la sacralisation du transgresseur, dans une société laïcisée ? La peine comporte toujours une dimension symbolique socialement nécessaire, qui ravive, contre un coupable désigné érigé en bouc émissaire, le sentiment unitaire du corps social. Elle a simultanément, dans son application effective, une capacité de nuisance considérable, totalement déraisonnable, pour le corps social au sens large, au point de ne plus avoir dans notre société d’autre efficacité réelle que celle de conforter la hiérarchie sociale et de creuser les inégalités.
2. Qu’en est-il, dans notre justice instituée au nom du peuple entier, de la relation d’échange entre les individus concernés par une dette impayée, à savoir entre le débiteur/offenseur et l’offensé ? L’attitude la plus simple et la plus courante dans les sociétés traditionnelles, et sans doute souhaitable aussi dans la nôtre, est d’éviter d’y recourir, à moins de ne s’adresser qu’à l’arbitrage et à la conciliation en vue de compensations monétaires et/ou symboliques – c’est là que s’exerce l’équivalence rétributive fameuse « œil pour œil, dent pour dent » –, à la justice civile et non à la justice pénale. Il résulte de ce constat que nous aurions tout intérêt à multiplier ces procédures pragmatiques plutôt qu’à déclencher si souvent les grandes orgues du pénal.
3. Notre justice suffit-elle à contenir les citoyens dans les limites de la loi ? Il faut sortir de l’idée que le recours à la peine est utile et efficace contre les délits et les crimes, sauf dans sa nécessaire dimension symbolique, à la condition qu’il y ait consensus sur les valeurs et les rejets les plus forts au sein du corps social.

Et je finirai par ce bref constat : la peine est dans la plupart des sociétés l’exception et non l’ordinaire de la justice. On s’arrange le plus souvent sans elle, selon les intérêts bien compris de chacun et de tous. Le vrai problème est sans doute la fracturation actuelle de la société – guerre des classes naguère, guerre de religion aujourd’hui ? –, quand la justice pénale, requise à tout propos, devient le déguisement et le masque d’une guerre civile larvée.


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