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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Témoignage de Jean Baubérot

Vivre avec Alzheimer

Rien moins que la dignité

lundi 27 avril 2020, par :

Il m’a fallu plusieurs mois pour me décider à écrire cet article, sollicité par plusieurs amis, et je n’ai pu me résoudre à le rédiger en m’exprimant à la première personne…

« Presque toi, presque moi », chante, avec justesse, Alain Souchon : il existe toujours un écart entre la réalité empirique, infinie, insondable en tant que telle, et l’univers du langage qui veut la maîtriser. Paradoxalement, je ressens davantage cette non-coïncidence quand il s’agit d’aborder un sujet « vécu » que lorsque je présente mes recherches1. La solution a consisté à ressusciter le double que je m’étais inventé lors de mon adolescence, quand j’étais « poète » ! J’avais appelé cet autre moi-même Mag, je ne sais trop pourquoi2. Mais j’en ai compris le sens, quelques années plus tard, en découvrant dans Molloy, l’admirable roman de Samuel Beckett, ces deux phrases : « Moi, je l’appelais Mag, quand je devais lui donner un nom. Et si je l’appelais Mag c’était qu’à mon idée sans que j’eusse su dire pourquoi, la lettre g abolissait la syllabe ma, et pour ainsi dire crachait dessus, mieux que tout autre lettre ne l’aurait fait3. » Comment mieux exprimer l’ambi valence, la part d’ombre de tout être humain ? De plus, le fait que Mag soit un prénom féminin, était, a posteriori, loin de me déplaire. Voici donc un nouvel épisode des aventures de « Mag ». Les doutes de Mag commencèrent en 2013, lors d’un énième séjour à Florence. Manifestement, son épouse se comportait comme si elle voyait le dôme pour la première fois ou n’avait jamais visité le musée des Offices. Elle dut, elle-même, ressentir ses trous de mémoire, voulut se rassurer et, en fait, les lui rendit plus perceptibles en prétendant reconnaître les vitraux, les statues, l’orgue d’une église nouvellement découverte. Semblable attitude se généralisa par la suite : ainsi, après une balade en hélicoptère à La Réunion, offerte par un ami fort déçu de l’entendre affirmer l’avoir déjà effectuée, Mag avait dû le réconforter : « Vous l’amèneriez sur la lune, elle alléguerait que les paysages lui sont familiers. » Une stratégie de déni, maintes fois mise en œuvre, pour ne pas admettre qu’elle aurait dû « consulter », comme il le lui demandait périodiquement. Ancienne orthophoniste, elle s’était occupée de patients atteints d’Alzheimer. Elle connaissait fort bien la décrépitude progressive liée à cette maladie, l’impuissance des médecins à la guérir, leur objectif limité de retarder, autant que faire se peut, son inexorable aggravation. Tout dans sa tête lui criait : « Non, pas moi, ce n’est pas possible. » Mag le comprenait et temporisait…
Transgresser ses principes et faire face
Au bout du compte, il accepta ses dénégations pendant près de trois ans, voulant se montrer cohérent avec lui-même car, selon ses convictions personnelles, « on ne soignait pas les gens malgré eux ». Mais la situation devenait, peu à peu, intenable. Une amie, constatant que sa compagne s’exprimait de façon confuse, l’estima « déprimée » et reprocha fortement à Mag de ne pas l’amener voir un « psychiatre ». Alors, il franchit le pas : prétendant avoir besoin d’être rassuré, il lui demanda de consulter pour sauvegarder l’équilibre de leur relation. Début d’un changement frontal dans leurs rapports de couple (le pouvoir se substituant progressivement au dialogue), il téléphona, devant elle, à un service de gérontologie et prit lui-même le rendez-vous. Elle consentit à s’y rendre.
Le verdict tomba : « Alzheimer » Pour elle, le coup de massue. Pour lui, une confirmation qui allait, enfin, permettre d’affronter la « réalité ». il pensait être prêt. Mag fut pourtant pris au dépourvu en entendant un « Bon courage, monsieur », prononcé, avec un air accentué de commisération, par
l’administrative lui rendant la carte Vitale de sa conjointe. « Elle s’adresse à moi comme si je venais de perdre un être cher », avait-il immédiatement
gambergé. Une conclusion s’imposait : « Ce sera plus dur que prévu. » Un peu plus tard, une autre amie lui fit rencontrer une personne « compétente en la matière ». Certes, cette dernière donna deux indications utiles : cacher les clefs de la voiture ; fermer le gaz immédiatement après utilisation. Mais en lui décrivant, avec force détails, les futurs stades de l’évolution pour qu’il sache « à quoi s’attendre », elle le poussa à imaginer le pire. Elle crut le rassurer en parlant de « petits bonheurs » qui existeraient néanmoins. Or la tonalité générale de son discours avait rendu ce propos inaudible. Mag sortit de l’entrevue complètement découragé. Cette déprime s’ajoutait à une autre, liée à un double sentiment de culpabilité. ’abord se dire « J’ai trop tardé à réagir. l y a trois ans, le cours de la maladie aurait pu être freiné et nous n’en serions pas là. » Ensuite, à l’inverse, se reprocher d’avoir agi : « Puisque la maladie n’est pas curable et qu’elle ne voulait pas savoir, de quel droit l’ai-je forcée à connaître la réalité de son état ? » N’avait-il pas pensé avant tout à lui-même et, par son intervention, rendu son épouse malheureuse ? Culpabilités contradictoires ? Peut-être – ou peut-être pas, car sa valse-hésitation ne s’avérait-elle pas le pire des choix ? N’aurait-il pas fallu soit intervenir dès le début, soit laisser les choses suivre leur cours ? Mais, avant tout, il devait faire face. Ladite culpabilité fut enfouie en profondeur, tel un déchet nucléaire. Deux ans plus tard, l’humour reprit même, à certains moments, quelques droits : « Dommage que je ne sois pas catholique, avec tout ce que je dois faire et endurer, je serais en train de gagner un séjour éternel au paradis, voire une auréole ! » Une blague un peu nulle, engendrant de drôles de regards : « Comment peut-il plaisanter sur un sujet pareil ? », se demandaient, in petto, des gens « sensés ». Rares ceux qui comprirent qu’il s’agissait d’un « kit de survie », d’une prise de distance nécessaire.
S’adapter, ne pas se laisser aller, réagir…
Problème mineur, Mag en affrontait d’autres plus importants. Chercheur (soi-disant « retraité »), historien-sociologue d’un « sujet sensible » objet de passions collectives, non seulement il siégeait toujours à des instances « scientifiques », mais il participait, de plusieurs manières, à ce qu’on appelle le « débat social », où domine un affrontement médiatique largement biaisé. L’intellect mis en spectacle donne une prime aux lieux communs, aux « allant-de-soi ». Et même, dans des « tables rondes » plus sérieuses, il éprouvait souvent un certain malaise, se sentant un peu comme un marathonien obligé de participer à un 400 mètres haies. La fatigue accentuant son trouble, il se considérait maintenant comme « mauvais » face à ses interlocuteurs. Son médecin ne tarda pas, d’ailleurs, à constater une hypertension ; il l’incita à abandonner le champ du réchauffement médiatique et même tout débat public : « Vous êtes en état quotidien de stress, vous ne pouvez pas ajouter du stress au stress. » Mag rongea son frein, devint socialement silencieux puis, frustré d’être ainsi hors-jeu, il se mit à lancer quelques « scuds » de chez lui, relativement à l’abri : notes sur Mediapart, tribunes dans Le Monde… Auparavant, il avait démissionné des différents comités et conseils, ou accepté que son nom continue à figurer tout en prévenant qu’il sécherait les séances. u fil des mois, il lui devenait plus difficile de laisser son épouse seule et, d’ailleurs, celle-ci se fâchait parfois quand il sortait de l’appartement sans elle. Mag continua, quand même, de participer aux séminaires du laboratoire dont il était le fondateur, amenant sa conjointe avec lui. Elle se montra de bonne composition. Arriva, néanmoins, le moment où cette solution ne devint plus envisageable. Les réunions duraient trop longtemps pour qu’elle puisse les supporter. l en fut de même pour les soirées au restaurant, avec des amis et connaissances : au milieu du repas, il voyait ses yeux le supplier de partir. Mag se sentait à la fois le gardien de prison et le prisonnier de sa conjointe. Comme si des menottes les liaient désormais l’un à l’autre, empêchant leur liberté respective. De plus, accomplir l’ensemble des tâches quotidiennes, même avec les quelques heures hebdomadaires d’une « femme de ménage » (là depuis longtemps), devenait mission impossible. Non seulement, il fallait, au quotidien, veiller sur sa compagne, mais celle-ci, ne voulant pas « ne rien faire », confondait réfrigérateur et congélateur, mélangeait vaisselle propre et vaisselle sale… En outre, il prenait conscience que les activités journalières impliquent la stabilité des objets : ces derniers restent bien sagement à la place qui leur a été assignée. Or ce n’était plus du tout le cas. Quelques minutes d’inattention de sa part et ustensiles, chaussures ou livres disparaissaient, comme par magie. ne insécurité pratique devenait permanente. Enfin, il subissait une « double peine », constatant que plus on aide une personne atteinte d’Alzheimer, plus celle-ci vous en veut, vous rend responsable de sa perte d’autonomie. L’événement le plus dramatique fut une fugue lors d’une hospitalisation. Elle disparut en fin d’après-midi. es fils patrouillèrent toute la nuit ainsi que le jour suivant, qui en voiture, qui à vélo, la recherchant dans un périmètre de plus en plus large ; Mag restait dans leur appartement, quêtant un invraisemblable retour ou, plus plausiblement, des nouvelles de la police. À chaque coup de téléphone, il espérait. En fait, la rumeur ayant fait son œuvre, il s’agissait d’amis qui témoignaient de leur sympathie. Déception ! Comment supportait-elle le froid ? La faim ? Avait-elle dormi ? N’avait-elle pas fait de « mauvaises rencontres » ? D’heure en heure, l’espoir diminuait. N’en pouvant plus d’attendre, Mag se fit remplacer à son domicile et alla se poster gare Montparnasse sa femme était originaire de Nantes et parlait parfois d’y retourner. C’était absurde d’arpenter ce lieu, mais il lui fallait bouger, croire qu’il faisait quelque chose… ingt-six heures s’étaient écoulées quand le coup de fil de la délivrance lui parvint. Elle venait d’entrer dans un commissariat, situé à une bonne dizaine de kilomètres de l’établissement d’où elle s’était enfuie, et avait déclaré à une policière « Je ne sais pas ce que je fais là. » l s’attendait à éprouver une grande joie en la revoyant – chaque minute avait duré une éternité ! Ce ne fut pas vraiment le cas, tant elle lui apparut voûtée, ses vêtements puant et curieusement munie d’un sac contenant de la nourriture et des matières fécales. Elle avait peut-être rencontré des zonards qui, après une nuit et une journée de galère, l’avaient amenée à ce commissariat sans vouloir y pénétrer. On ne saura jamais ce qui lui était arrivé, mais elle dut le revivre les nuits suivantes : elle gémissait en dormant et il fallait la réveiller pour la délivrer de ses cauchemars. Épuisé, le moral « dans les chaussettes », en 2019, Mag eut recours, à temps partiel, aux services d’une « auxiliaire de vie ». Cette dernière s’avéra rapidement une aide précieuse : le matin, elle la levait, la douchait et lui faisait prendre son petit-déjeuner. Pendant ce temps, Mag pouvait travailler tranquillement. l aurait d l’engager bien plus tôt, pensa-t-il, sachant très bien qu’un tel retard était dû, en partie, à sa forte réticence d’introduire chez lui un regard extérieur qui interférerait dans leur « intimité ». De plus, deux ans auparavant, son épouse avait déchiré l’ordonnance qui prescrivait la venue d’une infirmière deux fois par semaine. Ce vif refus lui avait servi d’alibi ! Certes, l’impression de claustration ne s’effaça pas totalement : toute sortie hors de son appartement, donnant lieu à des heures supplémentaires, devait être programmée à l’avance, et certaines de ces sorties, obligatoires et récurrentes (faire les courses, aller chez le coiffeur ou le médecin, limitaient les autres. l retrouva, cependant, une relative liberté de mouvement et un renouveau de vie sociale. l éprouva, surtout, un lâche soulagement en confiant à l’auxiliaire de vie le soin de promener son épouse. S’il arrivait à gérer (plus ou moins bien), à leur domicile, ses problèmes d’incontinence, hors de chez lui, la simple perspective d’avoir à le faire le terrorisait. Descendant de paysans près de leurs sous, Mag comptait ce que lui cotait chacun de ses déplacements, charges comprises l opéra une sélection drastique de ses sorties optionnelles, assumant un critère « égoïste » : choisir ce qui lui procurait le plus de plaisir. Le fait d’avoir à consacrer la majeure partie de son temps et de son énergie à une personne malade l’incitait à croire qu’il n’était plus redevable à l’égard de la communauté scientifique, ni même envers les « causes » qu’il avait toujours défendues. ’ailleurs, au fil des ans, par le bouche-à-oreille, il avait acquis un nouveau statut : celui d’« aidant », une sorte de passeport autorisant socialement son comportement. Pourtant, certains continuaient à le solliciter, tout en ajoutant, sans craindre le paradoxe : « Prends bien soin de toi ! » Un avertissement l’horripilait : « Fais gaffe, en général, ce sont les aidants qui meurent les premiers. » Mag connaissait cette phrase par cœur. Parfois, elle lui faisait croire que ses interlocuteurs s’étonnaient qu’il soit encore en vie. À d’autres moments, il avait l’impression que tout un chacun se préoccupait prioritairement de sa propre santé, négligeant le sort de sa conjointe, comme si elle se trouvait désormais hors du monde commun. Certes, il fabulait et en avait conscience, mais continuait à éprouver ces ressentis. Et pourtant, si le propos ressassé sur le décès prématuré des aidants l’irritait prodigieusement, en fait, il le prenait également très au sérieux.
Deux aspects contradictoires !
En souffrance Le premier aspect, l’énervement, provenait de la certitude que, sans commune mesure, son épouse souffrait plus que lui. Elle oscillait constamment entre deux états. À certains moments, elle subissait passivement d’être livrée à la domination d’autrui, de ne plus garder le moindre pouvoir sur sa vie propre. Elle endurait son absence de repères dans l’espace et le temps. « Où allons-nous ? » ; « Pourquoi les enfants ne sont pas là ? » ; « Je voudrais tellement voir ma mère »… Et des répétitifs : « Je ne sais pas… » « Tu projettes. Elle ne peut souffrir, n’ayant plus conscience de rien », affirmaient certains. u contraire, ses regards montraient que son impuissance lui pesait. Sans parler des angoisses qu’elle n’arrivait pas à verbaliser. Ainsi, Mag ayant accepté une conférence à Marseille, ils s’étaient promenés tous les deux, le soir, dans le vieux port. Moment fort agréable, sauf qu’au retour, il s’avéra impossible de lui faire prendre le chemin de l’hôtel. À chaque croisement de rue, elle voulait bifurquer. Plus ils avançaient, plus une peur panique s’emparait d’elle. Que se passait-il donc ? Tout à coup, Mag comprit : à cent mètres devant eux se dressait une grande roue et, à l’aller, il avait dit en galéjant : « Et si, en revenant, nous montions sur la grande roue ? » Et dire que, d’habitude, ses plaisanteries la faisaient rire ! De façon récurrente, elle tentait de reprendre le contrôle de sa vie. Mais elle ne pouvait le faire qu’en s’opposant frontalement à son mari. « Je sais très bien ce que je fais » : telle était sèchement sa réponse quand celui-ci voulait rectifier un comportement « incongru ». Ou encore « Je ne suis pas idiote » (variante : « Je ne suis pas folle »). Et surtout, ses « Non » répétés, criés de façon presque désespérée, quand il l’obligeait à effectuer quelque chose relevant de la routine ordinaire que, pour des raisons lui restant obscures, elle trouvait intolérable de faire. Parfois, il devait imposer presque physiquement qu’elle se mette à table, qu’elle aille aux toilettes, qu’elle se couche ; alors elle l’injuriait, le battait sans lui faire vraiment mal, prétendait qu’elle allait « partir ». Mag mettait du temps à se calmer, ensuite, et devait parfois prendre une double dose de somnifère. Les périodes où elle se montrait passive lui simplifiaient donc énormément la tâche mais, depuis peu, ayant repris du poil de la bête après quelques mois d’abattement, il en éprouvait un relatif malaise. « Trop facile », ruminait-il. Auparavant, si le contenu de l’opposition manifestée par son épouse paraissait dénué de signification, il avait tenté de donner sens à son comportement en se répétant : « C’est contre sa maladie qu’elle est en colère, pas contre moi. » l n’en était nullement apaisé pour autant. Or, un beau soir, il avait appliqué à sa propre quotidienneté les notions de Max Weber qu’il utilisait dans ses recherches. Son raisonnement fut le suivant il infligeait à sa conjointe les ditats d’une « rationalité instrumentale » ; par son opposition, elle lui rappelait l’importance de la « rationalité en valeur ». Sa compagne luttait, avec l’énergie du désespoir, pour sauvegarder sa dignité d’être humain, refusant de n’être qu’un objet inerte de soins, d’attention. Même l’affection qu’il lui donnait pouvait, quelquefois, s’avérer insupportable pour elle, car ne s’agissait plus d’une relation de tendresse entre deux êtres autonomes. Le sens désormais attribué à ces moments pénibles prit alors une force insoupçonnée. Elle, en se rebellant, lui, en subissant, menaient ensemble le même combat, dont l’enjeu n’était rien moins que la « dignité ». Analyse pertinente ou simple spéculation d’intello ? Peu importe, puisque les instants jusqu’alors difficiles à vivre prenaient désormais un sens où le positif l’emportait. Et intérioriser ce nouveau sens permettait de mieux maîtriser ces moments, de « prendre sur soi » de façon
réconfortante, productive grce à un défi tenter de permettre à cette dignité de s’affirmer autrement que par le conflit. iminuer ou même éviter l’affrontement en contournant l’obstacle. Parfois, il suffisait de peu de chose : jusqu’alors, le repas prêt, il pressait sa compagne de se mettre à table, dans la hantise qu’elle mange froid. Or il suffisait de mettre en évidence un hors-d’œuvre et d’attendre qu’elle veuille bien se décider ; il avait alors largement le temps de cuire le plat principal. Autre petit exemple : comprendre qu’il fallait toujours qu’elle voie la lunette abaissée pour avoir une chance qu’elle consente à aller aux toilettes. Percevoir, à force d’observation, les petits riens qui lui permettaient de vivre à son rythme ou, au contraire, la rendaient phobique. Le vivable se niche dans les détails. Une telle façon d’agir apparaissait, a priori, chronophage ; il lui avait fallu trois ans pour la concevoir et l’adopter, étant de tempérament impatient, habitué aux affaires rondement menées, par lui comme par celles Sa compagne luttait, avec l’énergie du désespoir, pour sauvegarder sa dignité d’être humain, refusant de n’être qu’un objet inerte de soins, d’attention, et ceux qu’il avait dirigés au cours de sa carrière. au final, pourtant, cette nouvelle manière de se comporter s’avérait efficace. Le « message » essentiel susceptible d’aider chaque « aidant » était : « Désormais, le combat de votre conjoint pour maintenir sa dignité se fera, en apparence, contre vous. Soyez partie prenante de cette lutte. Vous serez tous deux gagnants. » Peut-être ne s’agissait-il, en fait, que d’une manipulation plus subtile d’autrui. Il lui fallait l’assumer car, en définitive, moins de tristesse et de colère, plus de moments sereins : ce résultat n’était pas éthiquement neutre.
S’aimer suffisamment
Second aspect : la prise en compte de l’avertissement, en apparence dénigré, « les aidants meurent les premiers ». Ce propos trottinait dans sa tête, sous une forme un peu différente : « continuer à avoir une vie à moi », en faisant primer la qualité de cette vie sur son éventuelle longueur. « Aimer son prochain comme soi-même », lui avait appris l’Évangile. Cela signifiait de considérer comme perverse toute tentation sacrificielle. S’aimer soi-même devait équilibrer et être le pendant d’aimer autrui. Sa « blague » nulle caricaturant le catholicisme, pour regretter (soi-disant de ne pas en être, n’était pas dénuée de signification Mag savait, en bon protestant, qu’aucun « mérite » ne lui permettrait de gagner un quelconque « ciel », que ni lui ni personne n’avait à emprunter les voies de la sainteté car « tout était grâce » ; il était donc ontologiquement licite de s’aimer soi-même, y compris dans une certaine équivocité. Or, angle mort du discours dominant, la « modernité » restait d’autant plus imprégnée de sotériologie qu’elle s’en croyait indemne. Ce n’étaient pas les seuls fondamentalismes religieux qui recherchaient le « salut », qui étaient dans la quête sans fin, inflationniste, d’une impossible « pureté ». La société sécularisée s’exprimait avec un tout autre vocabulaire mais, de la sempiternelle invocation des « valeurs de la République » à la volonté d’« émanciper » des humains malgré eux, un idéal salvateur implicite continuait de la faonner. À sa faon, elle voulait « purifier », ce qui était illusoire, générateur d’hypocrisies structurelles et, surtout, contre-productif. S’estimant exonéré de tout « devoir social » autre que le respect des lois, Mag avait concentré ses « heures de liberté » (quand sa conjointe dormait, quand l’auxiliaire de vie était là ou lorsqu’il laissait son épouse s’occuper toute seule, quitte à faire face, ensuite, aux conséquences) sur un projet qui le taraudait depuis longtemps : proposer une perspective, qui lui semblait neuve, sur son sujet de prédilection. Écrire trois tomes, ce qui, outre la possibilité de faire à peu près le tour de la question, prendrait des années, éloignant l’horizon d’une existence sans visée personnelle, sans plaisir propre. Quitte à ce que ce soit, peut-être, une (nouvelle) symphonie inachevée… internet et les « méchants » Gafa donnaient des possibilités inédites de recherches à domicile. Avec l’aide talentueuse d’une jeune chercheuse, allant aux archives pour compenser sa difficulté à sortir de chez lui, il avait déjà, ces trois dernières années, rédigé le premier tome de cette oeuvre. l en était, immodestement, assez satisfait. En tout cas, cela lui avait donné « la pêche » : s’il espérait vivement aller jusqu’au bout, atteindre son but, un certain apaisement l’habitait. Peu importe ce qui lui arriverait désormais, il avait réussi à ne pas être uniquement dans le « dévouement ». Assumer de pleinement s’aimer soi-même, d’avoir des moments dont il restait le « propriétaire », favorisait une relation plus sereine, plus tendre avec son épouse, et rendait supportable ce qui se révélait être le plus pesant : vivre avec quelqu’une dont il partageait l’existence depuis un bon demi-siècle, mais avec laquelle il n’arrivait plus à avoir ni souvenirs communs ni discussions qui commentaient (ou refaisaient) le monde. Ne pas savoir, également, ce qu’il représentait désormais pour elle : « Je ne suis pas mariée », avait-elle affirmé à un médecin, tout en répondant à la question suivante : « C’est mon époux qui me fait à manger ! » Si Mag avait un conseil, un seul, à donner à tout autre « aidant », ce serait de réaliser une passion non encore satisfaite ou de s’en trouver une à accomplir. Qu’il s’agisse de peindre, d’écrire des poèmes, de lire tous les romans de Michaël Ferrier et les « policiers » d’Andrea Camilleri, de cuisiner les différentes recettes du commissaire Brunetti (fournies par l’autrice Donna Leon) ou de collectionner des timbres, peu importe. L’important était de pouvoir se dire : « Je me réserve des moments exclusivement pour moi. » Sans doute, le meilleur antidote aux instants de découragement. Dès 2016, et le projet de déremboursement de certains médicaments à efficacité douteuse, il avait réagi vivement sur Mediapart4. l n’allait pas revenir sur ce sujet, sauf pour donner deux précisions. D’abord, son épouse avait pris le patch controversé, puis ce traitement avait dû être arrêté à cause d’effets cardio-vasculaires. Elle avait vécu cette interruption comme une sorte de condamnation à mort. En prenant son médicament, elle luttait contre sa maladie. Ne plus le prendre avait été ressenti comme une défaite irréductible. Le temps qu’il s’en rende compte et obtienne une ordonnance pour un placebo avait été trop long elle n’avait pas été dupe Ensuite, le discours officiel « Privilégions les solutions autres que médicamenteuses ; des dispositifs sont en place pour aider les aidants » s’était avéré d’une efficacité relative. Aller, une journée par semaine, à l’hôpital de jour n’avait jamais fonctionné : sa conjointe revenait le soir en faisant un chantage au suicide. En revanche, les séances d’orthophonie (non contradictoires avec la prise de médicament !) s’étaient longtemps montrées utiles. De même les cours d’orgue, passion de son épouse, où, après une demi-heure de vains efforts, elle arrivait encore à structurer à peu près son jeu. Vint le moment où, dans les deux cas, il lui fut dit : « Cela ne sert plus qu’à la mettre en situation d’échec. » Quant à diverses formules de thérapies à domicile, Mag eut parfois l’impression que certains professionnels traitaient sa femme comme une enfant. À moins que ce ne soit lui qui ne supportait pas des consignes normatives : « Vous ne devez pas la laisser grignoter des biscuits ou du chocolat à n’importe quelle heure de la journée… » Réponse non formulée : « “Merde à Vauban” (comme l’avait chanté Léo Ferré), laissez-la vivre, et moi aussi ! » D’ailleurs, au bout d’un temps, elle avait refusé les activités proposées. Peut-être le fameux « Non » d’une dignité ressentie obscurément comme menacée. Mag avait participé à une séance d’un « groupe de parole ». l l’avait vécue comme une sorte de surenchère entre « aidants » où, de fait, chacun prétendait se trouver dans la situation la plus intolérable, être le plus à plaindre. l prit la parole pour inciter le collectif à reconnatre que tout n’était pas si affreux ; manifestement, ses propos cassaient l’ambiance ! L’expérience s’avérait intéressante comme exemple de l’emprise sociale actuelle de l’idéologie victimaire, mais n’avait nul besoin d’être renouvelée. Devenue péremptoire, obsédant, le nouveau lieu commun du « plus victime que moi, tu meurs » montre, une fois encore, la dérive des meilleures causes l’inflation du mieux est l’ennemi du bien En définitive, c’était encore l’auxiliaire de vie, la femme de ménage, ses enfants, petits-enfants, ses amis et, dans leur domaine propre, les médecins qui lui avaient apporté les meilleurs soutiens. Constat vraiment très banal, si ce n’est que des amitiés, non évidentes au départ, s’étaient révélées. Ainsi, Catherine Kintzler, une philosophe qu’il affrontait régulièrement dans des débats publics, apprenant la maladie de sa conjointe, avait immédiatement fait preuve d’une forte empathie, trouvant des mots justes dont il avait gardé précieusement le souvenir. Et si ladite experte de 2016 avait annoncé des catastrophes et prédit de « petits bonheurs », autre chose était arrivé. D’abord, la situation n’était pas allée de Charybde en Cylla. l s’agissait plutôt d’une course-poursuite entre l’évolution de la maladie et les adaptations successives. Mag avait appris à courir et, jusqu’à présent du moins, quand la maladie prenait de l’avance, il la rattrapait. Ensuite, et surtout, un soir, rentrant d’une réunion au moment même où l’auxiliaire de vie venait de coucher son épouse, cette dernière, en le voyant arriver, lui avait offert le plus merveilleux des sourires. Un sourire aussi important que ceux du tout début de leur rencontre amoureuse. Ce n’était pas un « petit bonheur », mais le bonheur tout simplement.


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