Combien de générations se sont-elles succédées depuis que Jésus a raconté cette parabole ! Une soixantaine ? Au regard de l’éternité, ça n’est pas beaucoup. Mais au regard de nos courtes existences humaines, c’est quand même assez pour que nous ayons de la peine à prendre Jésus au sérieux.
Cette histoire de retour en gloire du Fils de l’Homme, c’est une plaisanterie ! Comment croire aujourd’hui à toute cette imagerie apocalyptique ?
Il est vrai que nos apocalypses d’aujourd’hui ne laissent que très peu de place au merveilleux … sauf au cinéma.
Aujourd’hui nous bénéficions d’Apocalypses sérieuses : monétaires, écologiques, démographiques … Mais nous ne savons pas pour autant où tout ça va nous mener.
Notre monde est en panne. Peut-être même est-ce sa fin.
Ça aussi, nous avons de la peine à y croire, ou peut-être préférons-nous ne pas y penser.
Si ça peut nous rassurer, depuis même plusieurs siècles avant Jésus-Christ, nous ne sommes pas les premiers à qui ça arrive. Le plus étonnant, c’est que nous soyons-là ! Parce que depuis le temps que tout coure à sa fin, ça devrait être fini depuis longtemps.
Pour qu’il leur raconte des histoires de fin du monde, les disciples de Jésus étaient peut-être dans un état d’esprit semblable à celui qui règne aujourd’hui. Et pour que Matthieu leur rapporte cette histoire, les premiers auditeurs de son évangile baignaient peut-être aussi dans cette ambiance de fin des temps : mais eux, ils attendaient le retour de Jésus, la grand soir, le jugement dernier, les matins qui chantent. Cette histoire de passion, de croix et de résurrection, ils s’y étaient raccrochés comme à une bouée de sauvetage, mais elle les avait laissés sur leur faim. D’accord, il y avait bien eu la résurrection, mais ça ne faisait que transformer une déconfiture totale en demi échec. La revanche finale n’allait certainement pas tarder et alors, on allait voir ce qu’on allait voir !
Ceux qui y trouvaient leur compte, c’étaient les pauvres. Après tout, si les riches pensaient gagner leur ticket d’entrée dans le futur royaume en leur faisant la charité, c’était toujours ça de pris dès à présent.
Sauf qu’il y a belle lurette que les riches ne croient plus à l’imminence du jugement dernier. Et comme ils n’ont plus de comptes à rendre à personne, les pauvres ne sont vraiment plus à la fête.
Sauf aussi que les crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui ressemblent quand même beaucoup, et une fois de plus, à un jugement dernier … sans juge.
La prophétie d’Ézéchiel n’a pas vraiment besoin d’être actualisée : « Ne vous suffit-il pas de paître un bon pâturage ? Faut-il encore que vous fouliez aux pieds le reste de la pâture ? Ne vous suffit-il pas de boire une eau claire ? Faut-il que vous troubliez le reste avec vos pieds ? Ainsi mon troupeau doit pâturer ce que vos pieds ont foulé et boire l’eau que vous avez troublée… vous avez bousculé du flanc et de l’épaule, et … vous avez donné des coups de cornes à toutes celles qui étaient malades jusqu’à ce que vous les ayez dispersées hors du pâturage »
C’est aux élites de Juda que s’adresse Ézéchiel, et au delà de la compassion de Dieu pour la misère qu’elles ont causé par leurs comportements prédateurs, c’est à elles qu’il adresse un avertissement : en se comportant ainsi, elles précipitent leur propre perte. Elles ont cru tirer le meilleur profit possible de la situation privilégiée dans laquelle elles avaient oublié que Dieu lui-même les avait placées. Elles ont accaparé, exploité et asservi par tous les moyens. Mais in fine – et au regard de la parabole de Jésus, c’est ce in fine qui est le plus important – elles ont creusée elles-mêmes la fosse dans laquelle la suite de l’histoire les a précipitées. Pour résister à l’envahisseur, il fallait un peuple fort et elles l’avaient saigné jusqu’à la dernière goutte.
Mais nous ? Nous avons eu notre comptant de lutte finale, de grands soirs et de matins qui chantent. Et cette histoire de règlement de comptes ultime nous rappelle de si tristes épisodes du XXème siècle que nous avons de bonnes raisons d’être au minimum perplexes. Va pour la charité, pour le care, mais pour la glorieuse revanche du Fils de l’Homme, nous nous en passerons volontiers.
Peut-être est-ce aussi l’état d’esprit des « gentils » de la parabole : ils ont agi spontanément et sans calcul. Est-ce pour autant qu’ils ont agi sans espérance ? Ou, au contraire, n’est-ce pas la foi, l’espérance et l’amour qui les ont fait agir ? Assez de confiance en eux-mêmes et dans la vie pour oser se départir d’un part de leur bien, même en période de crise, assez d’espoir dans la possibilité toujours agissante du progrès pour aider les autres à s’en sortir en attendant mieux, assez de générosité reçue pour pouvoir en laisser rayonner un peu autour d’eux.
Et si, dans cette parabole, Jésus lui-même jouait avec le sens du mot « Gloire », comme il en joue dans l’Évangile de Jean où sa gloire est toujours associée à son élévation … sur la croix. Depuis « la fondation du monde », la « gloire » de Dieu, n’est-ce pas précisément que ceux qui ont faim aient à manger, ceux qui ont soif, à boire, que les étranger soient recueilli, ceux qui sont nus vêtus, les malades et les prisonniers visités, sinon guéris et libérés ? Mieux : que chacun aie les moyens de subvenir à ses propres besoins par sa propre activité créatrice, qu’il soit non seulement bénéficiaire du dynamisme créateur, mais qu’à son échelle, il y participe, pour lui-même … et pour autrui.
Ne nous laissons pas fasciner par cette ambiance de fin des temps qui imprègne tous nos médias. Que cela au moins ne nous empêche pas de dresser un bilan raisonné de ce qui s’est passé dans notre histoire humaine depuis 60 générations. Quand même, pour reprendre les critères que Jésus nous offre : la faim, la soif, la misère, la maladie, la détention justifiée ou non … Même s’il reste beaucoup à faire et si rien n’est jamais acquis comme nous le voyons aujourd’hui, beaucoup a déjà été fait, des progrès ont été accomplis. Ne disons-nous pas nous-mêmes devant une situation choquante qu’elle est indigne du XXIème siècle ? Mesurons-nous la somme de confiance, d’espoir et de générosité – de foi, d’espérance et d’amour - qu’il a fallu déployer pour en arriver là ? N’avons-nous pas une petite idée de leur origine, même si bien souvent leur action était incognito ? La parabole ne nous dit-elle pas elle-même que le motif de l’action des « gentils » reste inconnu, voire inconscient. Elle ne nous dit même pas que ce sont des « croyants » qui ont agi et encore moins qu’ils ont agi pour des motifs religieux. Dans leur geste, quelque chose ou quelqu’un de transcendant se manifeste et agit. Voilà tout.
Le Royaume de Dieu n’arrivera pas seulement demain : il ne cesse d’advenir depuis que Jésus est mort et ressuscité. Et il progresse. La Gloire du Fils de l’Homme ne cesse de se manifester chaque fois que la faim, la soif, la misère, la maladie, l’exploitation ou l’oppression perdent du terrain au profit d’un monde meilleur. Et devinez qui sont ses anges ? Sinon toutes ces petites mains du royaume qui au quotidien, spontanément et sans calcul contribuent à les faire reculer. Ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait « à Jésus » non pas parce qu’on ne sait jamais, Jésus était peut-être déguisé en pauvre, mais parce que, dans leur geste, c’est au Fils de l’Homme qu’ils ont permis d’advenir une fois de plus, à son règne d’avancer et aux jours meilleurs de progresser.
Mais la menace du jugement, autant chez Ézéchiel que chez Jésus apporte un plus, dont nous pourrions peut-être nous passer, mais qui devraient sonner comme une invitation aux prédateurs de l’histoire à mieux considérer où réside leur véritable intérêt dans le long terme. Qui investit dans le néant, le néant l’engloutit. Il y a aussi cela dans la parabole : « si vous ne le faites pas spontanément, faites le au moins par intérêt ! »
Le message d’Ézéchiel est un message sur les vertus créatrices – productives - de l’entraide et de la solidarité. L’entraide et la solidarité ne sont pas ce qu’on finance avec les miettes de la prospérité, et seulement quand les budgets sont équilibrés. L’entraide et la solidarité sont le moteur de notre prospérité commune. Animé par le dynamisme créateur de Dieu, notre univers est assez généreux pour qu’il ne soit pas nécessaire d’appauvrir autrui pour devenir riche. À l’image de Dieu, et cette image en vaut bien d’autres, chacun de nous est créateur de bien, pour soi-même et pour autrui.
Créateurs, nous le sommes solidairement. Mais que les plus favorisés retirent leur billes ou accaparent celles des autres et c’est toute la dynamique créatrice qui s’enraye. Le règne de Dieu recule, au moins provisoirement, l’avenir s’obscurcit et se fait menaçant. Tout ce que les plus favorisés avaient mis à l’écart s’évanouit et part en fumée.
Et il n’y a qu’une façon de relancer la machine : donner, donner, donner, de quelque manière que ce soit ; spontanément ou par intérêt bien compris.