Au royaume de France qui sortait d’une longue période de désordres politico-religieux, il fallait « un roi, une foi, une loi ». Telle est donc la maxime qui a présidé à la réduction du parti politiquo-militaire protestant par Richelieu, puis à la pitoyable tentative d’éradication de ses résidus religieux par Louis XIV. Ailleurs en Europe et notamment dans la zone germanique, les traités qui rétablirent la paix civile et religieuse se fondèrent sur le principe « Cujus Regio, ejus religio » (tel roi, telle religion). Nous vivons aujourd’hui sans roi ; à défaut d’avoir disparu, la foi a éclaté en une nébuleuse d’expressions concurrentes ; et nous rencontrons quelques difficultés avec la loi. Cette référence historique ne pouvait donc que s’imposer au pasteur de l’Église réformée que je suis encore.
Quelle place le religieux peut-il aujourd’hui conserver ou reconquérir dans les rapports tumultueux qu’entretiennent l’individuel et le social ? A-t-il encore un rôle à jouer dans la régulation des systèmes de croyance qui les organisent ? De quels atouts dispose-t-il encore pour aider notre espèce à tirer son épingle du jeu des bouleversements en cours ?
Pour répondre à ces questions, je vous propose de montrer que les distinctions qu’on a coutume d’établir au sein des manifestations du sentiment religieux n’ont pas de caractère essentiel, mais qu’elles révèlent des stratégies identitaires visant à naturaliser l’opposition entre un « nous » et un « eux ». Je montrerai ensuite que la montée en puissance de la sphère privative est la conséquence de la fin la métaphysique dont la prophétie nietzschéenne du meurtre de Dieu ne fut que l’événement précurseur. Je tenterai enfin d’ouvrir quelques pistes susceptibles de permettre à la religion d’accompagner nos contemporains dans une reconnaissance de leur finitude qui ne soit pas résignation au tragique.
1. « Nous » et « eux »
1.1. Du bon usage de l’autre en miroir
Pour une institution comme pour une personne, un moyen simple de préserver sa cohérence identitaire consiste à établir des distinctions entre « moi » ou « nous » et « eux ».
À cet égard, se satisfaire d’un usage strictement péjoratif du concept d’idéologie revient à dire que l’idéologie, ce sont les croyances des autres. Ce faisant, nous conférons à nos propres croyances un statut d’évidence qui nous rend aveugle à leur caractère idéologique (s’agissant de répondre aux attaques d’un Michel Onfray, on pourrait aussi bien dire mythologique). Il y a idéologie à partir du moment où, élaborées et constituées en système, des croyances font monde et s’imposent avec une valeur d’évidence. Autant qu’autrui, nous avons le droit d’espérer que les systèmes de croyance qui constituent notre identité personnelle ou collective font un tant soit peu monde. Mais nous ne sommes pas obligés de leur conférer une valeur d’évidence autre que pratique.
Le service éminent que les « eux » rendent à la constitution de l’identité d’un « je » ou d’un « nous », c’est bien celui d’un autre pluriel vis-à-vis duquel se distinguer. Les distinctions qui en résultent ont d’abord l’intérêt de révéler les stratégies identitaires qui les sous-tendent : exclusion, inclusion, conquête ou défense d’une position hégémonique, subversion, normalisation… ou dialogue.
Tout au plus peut-on leur accorder une utilité descriptive et heuristique. Leur conférer une valeur normative ou ontologique a pour effet de les figer et de le rendre non négociables, que ce soit par l’individu lui-même ou dans le cadre d’un dialogue entre « nous » et « eux ». Les protestants français qui ne se déterminent en général que par rapport au catholicisme savent combien il est difficile alors de se libérer de l’effet de sidération et de sclérose qui en résulte. Dans la relation avec autrui, cette naturalisation interdit tout passage de l’opposition entre « je » ou « nous » et « eux » à un dialogue entre « je » et « tu » ou « nous » et « vous ». Cela est d’autant plus important qu’à mon sens, l’avenir des religions passe par le développement du dialogue inter-religieux et que reconnaître les différences tout en renonçant à leur naturalisation me semble en être le préalable.
Cela étant, il est possible que le modèle de conversation libre développé par Habermas qui sous-tend mon propos ne soit pas vraiment différent du mythe du libre-échange qui est censé gouverner notre économie dite de marché.
1.2. Exotérique et ésotérique
Du point de vue religieux, il semble en effet que le modèle du marché se soit imposé. La crise que nous traversons est en effet caractérisée par une considérable perte d’influence des religions instituées. Privée par la laïcité de la protection de l’État, elles sont soumises à la concurrence plus ou moins loyale de croyances plus ou moins ésotériques et de pratiques de type plus ou moins sectaires. À cet égard, il me semble que la distinction la plus pertinente est celle que l’islamologue Henri Corbin établit entre religion exotérique et religion ésotérique.
Est exotérique une religion dont les croyances, les mythes et les mystères sont connus de tous , ou censés l’être. Ésotérique une religion dont les croyances, les mythes et les mystères sont réservés à une société restreinte d’initiés. D’un côté, on révèle la volonté divine, de l’autre, on la cache. Mais dans les deux cas, la connivence avec le sociopolitique est la même.
Le terme de « société secrète » le fait apparaître clairement. Dans la mesure où les religions officielles échouent à assurer une cohésion idéologique satisfaisante de la société globale et où cet échec provoque chez le sujet un sentiment de perte, la constitution de micro–sociétés sur la base d’un corpus de croyances dont on maîtrise la cohérence permet à la religion de réinvestir localement et le champ moral et le champ éthique.
L’autre marqueur de la connivence des cultes ésotériques avec le politique est la tendance millénariste qui les caractérise presque tous. Les périodes de crise sociale ou religieuse sont perçues comme des « tournants des temps », les phénomènes de déconstruction et de recomposition qui les accompagnent comme des passages d’un monde à l’autre. Les cultes marginaux se présentent alors comme des issues de secours du monde ancien et des portes d’accès au monde nouveau. Mais de toute façon, le salut individuel proposé par l’ordre religieux passe par une prise en charge de l’ordre sociopolitique.
Les périodes de crise du lien social et du lien religieux sont souvent des périodes de mondialisation. Qu’ils proviennent de l’éclatement des systèmes idéologiques autochtones, ou de systèmes exotiques importés, des énoncés de croyance circulent comme des électrons ou des radicaux libres. Les cultes ésotériques captent ces énoncés disponibles pour les recomposer en monde supportable du point de vue de l’identité de leurs fidèles. Dans une certaine mesure, on peut considérer les cultes ésotériques comme des laboratoires idéologiques isolés du monde officiel, où s’élaborent et s’expérimentent (avec les dégâts que l’on sait) les idéologies futures.
L’exotisme, le secret et la marginalité revendiqués par les cultes ésotériques sont des garanties d’altérité propres à susciter et à maintenir le désir de l’impétrant à leur égard. Mais la plupart des cultes ésotériques ont vocation à devenir des religions d’empire, comme ce fut le cas pour le Christianisme. C’est leur succès qui les rend exotériques. Quand tout le monde est initié ! La rançon de ce succès réside dans la difficulté où leur banalisaton les place d’avoir à maintenir, sans le secours de l’exotisme, du secret et de la marge, un rapport satisfaisant avec l’altérité qui les constitue. Le religieux assure la prise en charge du socio-politique par la production d’une autorité instituante extérieure. Mais l’instrumentalisation de l’autre fondateur que cela implique ne peut qu’être tôt ou tard préjudiciable à son fonctionnement en tant que tel.
1.3. Foi et religion
À cet égard, la distinction entre foi et religion [1], que j’emprunte à Karl Barth, représente à mon sens une tentative relativement réussie de réinstauration d’un rapport conséquent et rigoureux avec l’altérité. Elle est le fait d’un courant théologique qui a animé la résistance protestante allemande au nazisme et s’est rendue célèbre par une déclaration de foi (Barmen, 1934) qui, au nom de la totale altérité de la divinité, pose avec vigueur l’indépendance de l’ordre religieux à l’égard de l’ordre sociopolitique.
S’inspirant de Kierkegaard, Karl Barth défend l’idée d’une différence qualitative infinie entre la divinité et l’humanité. Dieu est défini quasi axiomatiquement comme le Tout-Autre. La personne du Christ occupe une position centrale : Jésus-Christ est celui en qui le divin vient rencontrer l’humain.
Deux oppositions fondamentales permettent à ce courant théologique de distinguer la foi de la religion : Relève de la foi ce qui s’inscrit dans le sens descendant de la divinité vers l’humanité. Relève de la religion tout ce qui tente d’emprunter le sens inverse de l’humanité vers la divinité. Relève de la foi l’attitude strictement passive dans laquelle l’humanité est invitée à accueillir en confiance la grâce divine. Relève de la religion l’attitude active qui consiste à tenter d’obtenir la bienveillance de la divinité par des pratiques religieuses ou morales [2] .
Cette distinction est assez proche de la distinction entre fides qua et fides quae pour laquelle l’important n’est pas tant ce qu’on croit (fides quae) que le fait de croire (fides qua). Enracinée dans les mouvements piétistes du 19ème siècle, et probablement sous l’influence de l’empirisme, elle met l’accent sur la qualité de l’expérience religieuse personnelle. Le courant de psychologie religieuse qui en résultera s’intéressera à la manière dont peut s’expérimenter la relation à Dieu et, sous l’influence du tournant linguistique/structuraliste pris pas la philosophie du XXème siècle, s’interrogera sur la place ou la fonction de l’Autre dans l’homéostasie des systèmes de croyances.
2. L’Autre se dérobe
2.1. En vacance
Les stratégies mises en oeuvre par le piétisme et la théologie dialectique ont permis au christianisme de bien résister au désenchantement du monde. Peut-être y ont-ils aussi contribué en mettant Dieu à l’abri hors-monde : pour ainsi dire au-delà-de-l’être pour Karl Barth, dans l’intériorité privée du croyant pour le piétisme. Placer la divinité hors-être implique à terme le constat de sa non-essence ; quant à l’intériorité, la révolution linguistique-structuraliste en a fait un refuge bien trop évanescent.
Cette stratégie ne date pour autant pas d’hier puisque les soldats romains venus détruire le temple de Jérusalem constatèrent avec terreur que le Saint des Saints était vide. Quant aux disciples venus embaumer leur maître Jésus le matin de Pâques, c’est avec la même terreur qu’ils constatèrent que le tombeau censé en contenir la dépouille était vide. Cette vacuité est le seul signe tangible par lequel la divinité des juifs et des chrétiens laisse trace de son passage.
Cette vacance impose la foi, parce qu’aucune évidence susceptible d’être exprimée en termes de présence ou d’absence ne peut garantir la certitude d’une relation stable et maîtrisable avec l’Autre fondateur.
Pour ma part, j’y verrais plutôt une ruse de l’altérité qui se dérobe aux usages auxquels nous avons coutume de la faire servir. Si tant est qu’elle l’aie jamais habité, la divinité a déserté l’univers. Hors nature, hors humanité et hors langage, elle échappe à toute tentative d’inscription dans l’évidence de l’être.
2.2. Les évidences s’évanouissent
Du point de vue d’une religion qui approche les deux millénaires d’existence et qui plonge ses racines aux origines de l’histoire, qu’est-ce que la post-modernité, sinon un tournant des temps de plus. Des systèmes de croyance qui font monde s’écroulent et laissent place à d’autres. Déconstruction certes, mais aussi recomposition. À l’instar des mouvements évangéliques les plus sectaires, on peut certes focaliser sur tout ce qui se délite, sur les aspects « décadents » du chaos ; on peut aussi y chercher quels liens nouveaux s’établissent ou peuvent s’établir.
De quoi est-ce vraiment la fin ?
Le meurtre de Dieu prophétisé par Nietzsche n’était que l’événement précurseur de la fin de la métaphysique : Nous ne vivons plus dans un monde d’essences. Ce n’est pas Dieu qui a perdu l’essence, c’est l’essence qui défaille. Nous subissons les conséquences de l’échec de la méthode transcendantale par laquelle nous entendions nous assurer des conditions d’existence ou de possibilité a priori de tout et de n’importe quoi, y compris de Dieu. La nature des choses, la nature humaine ou l’ordre symbolique sur lesquels nous pensions pouvoir faire fond nous ont fait successivement défaut. Nos savoirs ne sont guère que des énoncés portant sur d’autres énonces, portant eux-mêmes sur d’autres énoncés. Cette mise en abîme régresserait à l’infini si les phénomènes si chers à l’empirisme n’imposaient parfois leur loi, mais seulement quant ils fournissent matière à réfutation et à recomposition de nos croyances. L’être vacille, ou du moins s’avère-t-il à l’usage éclaté, défaillant, précaire. C’est le retour en force de l’apparence, du phénomène, de la convention, de l’opinion ... et, nécessairement, de la confiance.
2.3. Moi d’abord
Faut-il s’étonner dans ces conditions de la montée en puissance de la sphère privative, hédoniste, individualiste ou a-morale ?
Quand la cité et ses dieux ne sont plus en mesure d’assurer non seulement la cohésion du lien social, mais aussi la possibilité d’y exister comme sujet, le souci de soi prend légitimement le dessus.
C’est surtout le réflexe pour ainsi dire congénital de la modernité. C’est en effet en s’assurant préalablement de l’existence de son « je » par l’évidence paradoxale du doute que Descartes commence sa reconstruction du monde. Cela nous est d’autant plus interdit que l’empirisme nous a entre-temps appris à nous passer de l’idée de l’infini pour nous assurer de la fiabilité des phénomènes, consacrant ainsi le basculement moderne de l’ontologique vers l’anthropologique.
Si la religion participe à cette montée en puissance de la sphère privative, je ne crois pas que ce soit seulement par défaut, contrairement à Marcel Gauchet qui sacrifie me semble-t-il au primat anthropologique moderne donné à l’individu sur le troupeau. L’espèce humaine est manifestement une espèce à comportement social, où, au moins sous une forme éthologique, le social préexiste à la religion. Il faudrait relire « Le désenchantement du monde » en partant de l’hypothèse selon laquelle la religion naît avec l’émergence des premières manifestations de l’individualité au sein du troupeau humain. Le souci de soi et de l’autre singulier dont témoignent les pratiques funéraires primitives me semble corroborer cette hypothèse. Les pratiques totémiques témoignent aussi d’une relation personnelle avec la divinité. En d’autres termes, la religion a aussi à voir avec le champ éthique. Elle est ce qui, d’une part préserve l’éthos du troupeau du développement de la sphère éthique, et d’autre part autorise son développement.
Le religieux n’a pas pour fonction de faire prévaloir l’éthos du troupeau en l’étayant sur les décrets immémoriaux d’une autorité instituante extérieure. Il a pour fonction de convoquer l’autorité instituante extérieure pour qu’elle arbitre les conflits entre l’éthos du troupeau et le sujet humain naissant.
3. La finitude, tout simplement, mais ouverte.
3.1. Modeste triomphe de la convention
La dénonciation du relativisme auquel aboutit ce mouvement de déconstruction n’est que dépit ou vaine nostalgie. Qu’en dehors de « moi » et de « nous », il n’y ait désormais plus rien ni personne pour nous éviter d’avoir à assumer la responsabilité d’un choix parmi les croyances qui se présentent ne signifie pas qu’elles se valent toutes, mais que nous sommes désormais seuls juges et comptables de leur valeur.
Pour décrire métaphoriquement cette situation, à l’expression « les cieux sont vides », je préfère celle que Nietzsche met dans la bouche de l’insensé du « Gai Savoir » : " Il n’y a plus ni haut ni bas." Mais cela aussi est une illusion inspirée par notre volonté de puissance : le haut et le bas restent des conventions, c’est-à-dire des croyances partagées, utiles à notre survie. Elles méritent à ce titre toute notre attention et tous nos soins. Tout au plus le haut et le bas ont-ils perdu leur caractère d’absolu et d’évidence immédiate. En matière d’orientation, leur usage exige simplement de nous une plus forte dose de confiance.
Dans un monde où le haut et le bas ont perdu leur caractère d’absolu, croire signifie avoir confiance au moins provisoirement (jusqu’à réfutation probable) dans un balisage conventionnel minimum qui permette de s’y orienter. Toute tentative de fonder une morale ou une éthique, d’asseoir le lien social ou l’identité de la personne, sur quoi que ce soit de supérieur, d’incontestable ou de tout-puissant est aujourd’hui vouée au ridicule … ou au massacre.
Faut-il pour autant renoncer à engager des croyances dans la réalité et nous retirer du jeu ? Il faudrait surtout que nous renoncions à cette logique du tout ou rien qui, qu’elle prétende au tout ou se réfugie complaisamment dans le rien, n’est autre que déni de notre finitude. L’illusion selon laquelle notre soumission à un maître tout-puissant nous ouvrirait à nous-même les voies de la maîtrise absolue s’est estompée. Renoncer aux miettes de toute-puissance que la divinité était censée nous consentir ne signifie pas forcément se résigner complaisamment à l’impuissance. Loin de nous plonger dans l’angoisse, le dépit ou le ressentiment, la prise de conscience de notre finitude devrait au contraire nous ouvrir à la liberté d’un faire à l’échelle des limites qui sont les nôtres.
3.2. Choisir la vie
Dans la séance introductive de son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, Jacques Lacan fait allusion au propos de Freud selon lequel, « pour le bonheur, il n’est absolument rien de préparé, ni dans le macrocosme, ni dans le microcosme » J’ai longtemps pris cela pour une invitation à la résignation. Comment, fort de ce constat, ne pas céder sur son désir ? Si Antigone est l’héroïne de l’Éthique de la psychanalyse, c’est quand même une héroïne tragique. Dieu merci, Jacques Lacan prend soin d’agrémenter la séance consacrée à la dimension tragique de la psychanalyse d’une digression fort plaisante sur le comique : « ce qui nous satisfait dans la comédie, ce n’est pas tant le triomphe de la vie que son échappée, le fait que la vie glisse, se dérobe, fuit, échappe à tout ce qui lui est opposé de barrière… Le phallus n’est rien d’autre qu’un signifiant, le signifiant de cette échappée. La vie passe, triomphe tout de même, quoi qu’il arrive. Quand le héros comique trébuche, tombe dans la mélasse, et bien quand même, petit bonhomme vit encore. » Pour faire bref, le phallus se barre ! C’est là pour moi la meilleure et la plus réjouissante interprétation que je connaisse du mythe fondateur du christianisme.
Dire que les cieux sont vides ou que, pour le bonheur, il n’y a rien de préparé, c’est tout un. Que mon Bien ne me soit pas donné d’avance ne signifie pas pour autant que j’ai à y renoncer, mais plutôt que j’ai à le produire ou à le créer moi-même. Sauf à s’engluer dans le tragique, l’audace de ne pas céder sur son désir suppose une confiance fondamentale dans la vie. La finitude qui marque la relation que j’entretiens avec le monde doit être une finitude ouverte et non pas refermée sur elle-même. Si rien n’est préparé, tout doit rester ouvert. En fait, la vacuité des cieux, la béance du tombeau du Christ ou le vide du Saint des Saints du Temple de Jérusalem sont plutôt une bonne nouvelle : ils font trace du retrait, ou de la dérobade, ou de l’échappée, par lesquels la divinité maintient en permanence l’univers ouvert à l’aventure féconde de la vie.
3.3. Les dix commandements, encore
Je ne suis pas certain que le Christianisme et le Judaïsme soient les seuls à pouvoir le faire, mais je pense que le meilleur service que la religion peut rendre aujourd’hui à l’éthique et à la morale, ça n’est ni de produire la présence de la divinité instituante, ni de palier à son absence, mais de rendre et de maintenir patente cette béance par laquelle se signale son passage et son retrait.
Si les religions n’ont pas d’autre but que de fournir le viatique d’une divinité toute-puissante à la constitution du lien social et à la possibilité d’y exister comme sujet, alors elles n’ont plus d’avenir. Reste à savoir si les religions sont capables de conjuguer la relation à l’Autre sur un autre mode que celui de la domination et de la soumission. Peut-être pourraient-elles se satisfaire d’être les médiatrices d’un rapport entre puissances finies… et envisager entre la divinité et l’humanité une relation de partenariat ou d’alliance plutôt que d’allégeance ou de soumission. Peut-être qu’à cet égard le protestantisme auquel je suis attaché aurait-il gain à fournir du thème biblique de l’alliance avec la divinité un autre modèle que celui du contrat de dupes entre l’entreprise et le salarié.
Au jour d’aujourd’hui, je constate que deux énoncés fondamentaux et équivalents me sont indispensables pour ce faire :
1°) L’univers est un jeu à somme non nulle ou une finitude ouverte (création)
2°) La vie est à peine plus forte que la mort, mais je n’ai pas besoin de plus. (salut) J’insiste sur le « à peine » parce que conserver espoir suppose de consentir à une certaine dose de patience, de passion et de pâtir.
Version moderne du « Je ne puis autrement ! » de Luther ou du pari de Pascal : si je veux bien reconnaître que ces énoncés relèvent de la pure convention, je dois vous avouer aussi que, sauf à me bourrer d’antidépresseurs, je n’ai pas vraiment le choix ! Plus sérieusement, ils font partie de ce que Richard Rorty appelle un vocabulaire final.
Ces énoncés me précèdent. Ils s’appuient pour moi sur un mythe central : la passion, la croix et la résurrection du Christ Jésus. Mon baptême est le mystère par lequel j’y suis associé. Il peut en aller autrement pour d’autres. Ils présupposent l’idée d’une finitude ouverte dotée d’un potentiel d’auto-création dont l’espèce humaine est la manifestation la plus avancée.
La structure des dix commandements [3] est à cet égard paradigmatique et mériterait à elle seule une exégèse approfondie. Pour les chrétiens, ce texte de l’Ancien Testament représente La Loi en tant qu’elle est supposée s’imposer à tous. Quand il rédige son Petit Catéchisme, Luther leur donne la première place en insistant dans sa préface sur le fait que, dans l’ambiance de délitement du lien social qui est celle de son époque, leur apprentissage est une priorité. L’apprentissage du Notre Père ne vient qu’en seconde place. Quant au salut par grâce au moyen de la foi, il n’en est même pas question. Mais qu’est-ce qui, dans le corps même du texte fait référence au lien social dans les dix commandement ? Rien.
Première remarque : les dix commandement sont adressés personnellement à leur auditeur. Il instaurent d’office une relation à tu et à toi avec l’autorité instituante. Que le peuple que ces dix commandement sont censés constituer soit métaphoriquement désigné par ce « tu » (Et alors la spoliation des biens palestiniens relève complètement de leur juridiction ), ou que en en restant à la grammaire, l’individu soit ipso facto constitué en sujet par cette interpellation à la deuxième personne du singulier.
Deuxième remarque : concernant le lien social, les dix commandements ne prescrivent aucune norme positive, comme si la divinité y était indifférente aux modalités de son organisation et à leur justification. S’il fallait un démenti à la thèse selon laquelle la religion a pour objet de justifier l’existence du lien social par les décrets d’une autorité instituante extérieure, c’est bien celle-là. Le dieu des dix commandements est-il indifférent à nos querelles de régime ? Peut-être.
Peut-être aussi qu’il considère que c’est notre affaire, notre chose, notre Bien et pas le sien. Toujours est-il que les dix commandements nous laissent totalement libres et responsables de l’organisation de notre vivre ensemble. En quoi la divinité intervient-elle alors dans la constitution du troupeau en peuple ? C’est le préambule qui nous le révèle de manière performative : dans l’ouverture d’une relation à tu et à toi. : « Je suis YHWH ton Dieu »
La divinité y fait mémoire de ma libération, dessine à son usage d’une part et à l’usage d’autrui d’autre part, des espaces réservés et les interdit à mon désir. Ce n’est qu’à buter et à rebondir sur ces limites pour ainsi dire intérieures qui le barrent, que mon désir peut se tourner vers l’extérieur qui lui est ouvert comme un espace de création. L’histoire d’Adam et Êve ne dit pas autre chose. Dans les limites au sein desquelles je suis ainsi établi, je n’émerge comme sujet auto-créateur, c’est-à-dire autorisé et appelé à engendrer moi-même mon propre Bien (univers jeu gagnant, gagnant) qu’à respecter l’espace d’auto-création d’autrui.
Je crois bien que l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dit quelque chose de semblable. Sans l’acceptation de cette béance interne qui fait marque de sa finitude autant qu’elle l’ouvre, notre monde est voué à une finitude close refermée sur elle-même où la prédation et la consumation s’imposeront forcément comme de dérisoires et provisoires moyens de survie. Si Monsieur Keynes a réussi pour un temps à sauver d’elle-même l’économie de marché et, partant, la démocratie, c’est probablement qu’il avait compris cela. Mais c’est une autre histoire …