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Article publié

Incident à l’Assemblée : le tabou levé par Serge Letchimy

mardi 21 février 2012, par :

Véronique DUBARRY est adjointe écologiste au maire de Paris, en charge des personnes en situation de handicap. Stéphane LAVIGNOTTE est militant écologiste, pasteur, directeur d’une maison de quartier.

D’une polémique politicienne peut-il sortir un saut pour la pensée politique collective ? On a réduit l’intervention de Serge Letchimy à la maladresse d’un député se laissant piéger par une provocation. Il faut au contraire entendre, déplier, réfléchir à la phrase qui a provoqué la sortie du gouvernement de l’Assemblée nationale. « Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et coloniale. »

Cette phrase est le concentré puissant d’une problématique quasi-ignorée du débat politique général dont elle est pourtant le nœud caché : la place de l’idéologie coloniale dans l’apparition du nazisme et ses conséquences aujourd’hui. Serge Letchimy connaît très bien cette problématique parce qu’elle est au cœur du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire en 1950, son prédecesseur à la mairie de Fort-de-France et celui dont il revendique l’héritage politique.

Qu’apporte cette vision anticoloniale de la Shoah inaugurée par Césaire ? A raison, on a décrit le nazisme comme un summum de barbarie. Summum, on l’a aussi imaginé exception, qui arriverait de nulle part dans la civiliation européenne. Au mieux, comme la victoire d’un courant minoritaire – l’extrême droite – en raison du contexte (la crise économique) ou l’effraction (le coup d’Etat).

Ce que pointe Aimé Césaire dans le discours sur le colonialisme et récemment l’historien spécialiste de la Shoah, Enzo Traverso, dans La violence nazie, ce sont au contraire les éléments de continuïté entre l’histoire de l’Europe comme civilisation et le nazisme. Son enfantement, non pas seulement des entrailles d’une minorité illégitime et marginale (l’extrême droite), mais du centre légitime des idéologies du monde occidental. Enzo Traverso, dans son dernier livre, montre comment le nazisme n’est pas une incongruïté venue de la seule Allemagne, mais a des racines profonde dans le XIXe siècle européen, dans la mécanisation de la mort inaugurée par la guillotine, le darwinisme social, les massacres des conquêtes coloniales, le fordisme et les champs de bataille de la guerre de 1914. C’est tout un contexte de civilisation qui voit apparaître le régime national-socialiste et ses crimes.

Le colonialisme allemand avant le nazisme

Serge Letchimy, en héritier de Césaire, insiste sur le colonialisme. Enzo Traverso montre de manière frappante comment la plupart des outils, des méthodes et du vocabulaire mis en œuvre par les nazis l’ont été d’abord par le colonialisme allemand dans ses colonies. Et quand l’Allemagne perd ses colonies en 1918, tout cela va se « reconvertir » mais contre l’Europe, le monde slave d’abord – race et civilisation inférieure à coloniser – puis contre le reste du continent. C’est ce qu’exprime avec force Césaire dans le discours sur le colonialisme : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches de Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, que Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »

Si la phrase de Serge Letchimy a choqué, c’est peut-être aussi parce qu’elle lève ce premier tabou : sommes-nous capable de l’entendre ? Avons-nous le courage, blancs, Occidentaux, de répondre à l’invitation de Césaire de traquer ce démon ?

Cette question sur le passé est aussi valable pour le présent : le démon n’a pas été expulsé. Comment ne pas voir que c’est faute de l’avoir pris au sérieux que des Sarkozy et Guéant peuvent continuer leur politique contre les roms, les musulmans, les noirs, les Arabes, les habitants des quartiers populaires ? Qu’en ne ne pensant pas le nazisme dans le temps long de l’histoire européenne, on ne voit pas que la société laisse se réinstaller un racisme systémique qui transforme – comment dans le système colonial – une partie de la population en indigènes, citoyens à part ?

Et cette question est aussi pour la gauche : faute d’avoir osé rouvrir ce compromis de la IIIe République qui a monnayé l’intégration ouvrière contre la création de l’ « étranger » comme ennemi (y compris l’étranger de l’intérieur qui s’exprime dans une autre langue que le français), la gauche n’a pas soldé la part coloniale de sa pensée et échoue à penser la place des musulmans, des noirs, des Arabes mais aussi des cultures régionales, voire des personnes en situation de handicap, dans sa conception de la France. A force d’avoir reculé devant l’obstacle politique, théorique, spirituel et pratique de l’héritage colonial, nous avons laissé se substituer un clivage racial au clivage social : il est urgent d’entendre ce que disaient hier Fanon et Césaire, ce que disent aujourd’hui Letchimy, Traverso ou les Indigènes de la République.

Paru initialement le 9 février sur Libération.fr

  • #1 Le 21 février 2012 à 12:05

    excellent article, je renvoie dans la même veine aux textes de Jacques Ellul sur la continuité entre une idéologie bourgeoise à l’oeuvre dans les démocraties européennes (avant et après la WWII) et le régime nazi.
    par exemple, ce texte paru dans réforme en 1945 :http://1libertaire.free.fr/EllulContreHitler.html



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