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Surprise mondiale ! Nous avons un nouveau pape, et il est latino-américain ! Ce seul fait soulève immédiatement des sentiments divers : sera-ce-enfin le changement tant attendu ? L’Eglise catholique-romaine opte-t-elle finalement pour des réformes ? Intéressant de voir combien les circonstances de cette élection – du moins telles qu’elles sont apparues de prime abord – ont soulevé toutes sortes d’espoirs, de rêves, de désirs et d’imaginations !
Hélas ma réaction – et celles de beaucoup sur notre terre argentine (on a évidemment ses attaches) – n’a pas été faite d’espoirs. Immédiatement, ma réponse fut : « L’Eglise veut continuer comme toujours ». Bergoglio n’a jamais été un personnage à mon goût, depuis bien longtemps. Il est plutôt un représentant du conservatisme religieux catholique, à la nuque raide et ferme, lié à des acteurs de la société argentine rejetant toute idée progressiste, mais avec beaucoup d’entregent. Mais allons-y point par point.
On a beaucoup parlé de son lien avec la dictature. Certains tentent de nuancer les faits, en se référant par exemple à une affirmation (un peu hors de contexte) du Prix Nobel de la Paix Adolfo Perez Esquivel disant qu’on ne peut comparer le cas Bergoglio avec la participation bien plus active d’autres évêques à cette époque. Le célèbre théologien Leonardo Boff s’est aussi exprimé dans la même ligne. Mais la réalité est qu’il reste le cas non réglé d’Orlando Yorio et Francisco Jalic, deux Jésuites qui furent séquestrés par la dictature militaire argentine en 1976 : on accuse Bergoglio, alors supérieur provincial, de les avoir lâchés, facilitant leur dénonciation. Son lien avec la disparition d’autres religieux et religieuses et avec la dénonciation de bébés nés clandestinement, affaires qu’il nie totalement comme inconnues de l’Eglise, alors que des preuves du contraire sont récemment apparues…
Peut-on alors nuancer la relation de Bergoglio avec la dictature militaire en comparaison d’autres cas au sein de l’Eglise dans la situation des années 1970 ? Je ne le crois pas. Pour parler de ce thème, on doit développer une vision plus large qui nous amène jusqu’à nos jours. En Argentine, les jugements contre la dictature ont été prononcés durant les 10 dernières années. Quel a été l’engagement de Bergoglio ? Celui de l’institution catholique : évasion, silence et négation. Jamais il n’y a eu de la part de l’Eglise – dont Bergoglio a été l’un des principaux leaders – le moindre mea culpa ni la moindre reconnaissance à ce sujet. Pour moi, c’est là un lien suffisant, qui révèle aussi la conception du Pape en matière de droits humains.
Nous pouvons aussi aborder d’autres thèmes, par exemple sa formule « guerre de Dieu » lors de la discussion de la loi argentine sur le mariage égalitaire. « Il ne s’agit pas d’une simple question politique, mais d’une prétention à détruire le plan de Dieu. » Affirmation totalitaire s’il en est ! Tout cela évidemment en consonance avec la défense de la « famille » (entre guillemets puisque selon une conception très particulière de sa composition, bien évidemment). Ok, me dira-t-on, mais attendrais-tu en la matière une autre opinion de la part des représentants de l’Eglise catholique ? A vrai dire non. Mais n’oublions pas ce détail qui n’est pas mineur à l’heure de parler d’un « air de réforme » qu’entraînerait ce Pape.
Maintenant regardons aussi l’autre côté de la médaille. Une personne très charismatique, intelligente, d’une grande proximité et attention aux gens. Au-delà de son conservatisme, il a été un opposant énergique aux secteurs d’extrême-droite du pays, allant jusqu’à intercéder auprès de Jean-Paul II pour l’amener à prendre position à ce sujet. On le connaît pour son austérité et pour ses déplacements en ville par les transports publics (ce que l’on pourrait d’ailleurs aussi prendre pour une note de couleur pittoresque). Il a développé de grandes campagnes contre la Traite, réunissant des groupes de militants et de victimes pour des manifestations liturgiques. Son travail dans les cités de Buenos-Aires est très apprécié. Il est, comme on dit, une personnalité de la rue. On sait qu’il invite ses étudiants à rendre visite et à travailler dans les centres populaires. Le groupe des « curés de bidonvilles » a été mobilisé en grande partie par lui.
(Qu’on me permette cependant ici une autre note : cela n’est naturellement pas la garantie d’une conscience critique au niveau social ou politique. Bergoglio est jésuite, mais d’une école conservatrice et traditionnelle dont la vision sociale est très assistancialiste. Gardons-nous donc de surestimer ce point.)
Il est intéressant de voir les récits d’expériences particulières qui s’expriment actuellement. D’une part, une personne liée aux Jésuites m’a écrit pour me dire la grande résistance qui existe dans son groupe envers Bergoglio et les tensions nées envers le conservatisme durant son travail en Argentine. D’autre part, j’ai pu voir des récits de personnes qui, ayant partagé des moments de dialogue et de fraternité avec ce religieux, lui ont trouvé de la chaleur, une sensibilité pastorale et un bon caractère.
En résumé, nous pourrions dire du Pape François que sa personne se présente comme un grand paradoxe. Les nuances et accents de cette condition, nous les verrons selon notre lieu, nos intérêts et opinions. A lire cette esquisse, aucune des caractéristiques décrites ne manque d’importance au moment de faire un lien avec sa fonction de Pape et avec la nouvelle situation qui s’ouvre au Vatican et dans l’Eglise en général.
Grande question : y aura-t-il des changements ? Je crois que oui, mais sur des thèmes peu sensibles et peu fondamentaux. Je crois que François est conscient de la crise de l’Eglise qui fait que la pertinence de l’institution dépendra de la mise en œuvre de changements urgents, mais ne touchant pas au niveau structurel ou en profondeur. Des sensibilités s’évelleront, et certains thèmes oubliés reviendront à l’ordre du jour. Il y aura sûrement des « gestes » effectifs qui augmenteront la crédibilité du peuple croyant (comme son apparition sur la Place sans vêtement ostentatoire et sa demande de bénédiction aux gens présents).
Nous sommes plusieurs à nous demander si la figure de François sera un peu une version latino-américaine de celle de Jean-Paul II. Pour l’instant il n’y a pas lieu de l’affirmer. Mais beaucoup semble annoncer que ce sera un personnage politiquement correct, avec des apparences de flexibilité et quelques gestes en direction du peuple. Mais au-delà de cela, il y aura un ferme maintien de l’orthodoxie, axé sur la défense de l’institution, spécialement en temps de forte crise comme l’époque actuelle.
Mais par-dessus tout je refuse les lectures réductionnistes qui font un lien direct entre une personne en position de leadership et une série d’effets inévitables attribués à sa présence ou à son action dans un groupe ou une institution. Je ne crois pas que les dynamiques du pouvoir soient linéaires ou unidirectionnelles, sans développement de circulations complexes et surprenantes. L’Eglise catholique es un espace très hétérogène, où vivent toutes sortes d’expressions, de voix et de pratiques, souvent articulées entre elles, mais parfois antagonistes et en complète tension. « Le catholique » n’est pas un plan homogène et unifié, mais au contraire un trait multicolore et difficile à encadrer.
Il faut situer la désignation de François dans cette dynamique plus large, en regardant ses actes et ses changements non pas seulement à partir d’une ligne unidirectionnelle – ce qu’il fait depuis son investiture – mais à partir de la façon dont le peuple catholique va se réapproprier et articuler de diverses manières les espaces nouveaux qui apparaîtront, aussi petits soient-ils, au travers des changements qu’il déploiera. Avec un peu d’espoir, nous pourrions dire que désormais il surgira des changements inattendus dans la mesure où les actions des sujets le seront.
Nous avons toutes et tous le désir que se produisent des changements. Mais à voir la figure du nouveau Pape, le scénario ne paraît pas prometteur au-delà de certains gestes qui, même sans être mineurs, ne touchent pas à la profondeur de la crise que vit l’Eglise catholique. Une crise qui, ne l’oublions pas, manifeste ses effets bien au-delà du Vatican et de l’Eglise catholique, car elle touche la situation sociale, économique, politique et religieuse de personnes, de groupes et de pays sous d’autres latitudes. Personnellement, je continue à croire au peuple catholique, particulièrement aux personnes et aux espaces qui s’attachent à une réelle réforme. J’espère que, dans cette nouvelle situation et avec les changements possibles (et inévitables) qui viendront, on profitera des brèches qui s’ouvriront, aussi petites soient-elles, pour viser des transformations allant au-delà du superficiel et au-delà même de la figure de François.