On est surpris et heureux de voir que pour expliquer ce qui se passe en Irak avec l’auto-proclamé « Etat islamique » et ses conséquences en France, on ne sollicite pas seulement les géopolitologues, les sociologues ou les historiens mais aussi les théologiens musulmans. Bien sûr, nous avons un doute sur ce soudain intérêt pour la théologie : ne serait-ce pas une nouvelle manière de faire de l’Islam une exception ? D’en faire une réalité un peu barbare, pas complétement entrée dans l’histoire ? Car le reste du temps, nous constatons que la théologie est la grande absente du débat public. Elle nous semble pourtant essentielle pour comprendre le monde, y compris le nôtre, soi-disant sorti de la religion.
Dans bien des enceintes intellectuelles, l’interjection « c’est de la théologie ! » suffit à disqualifier un propos, écho à la formule courante « nous n’allons pas rentrer dans un débat théologique ». Les théologiens ne peuvent être que des « talibans » fanatiques ou des idiots inutiles. Malheur aux philosophes, historiens, sociologues, mais aussi militants ou enseignants, qui oseraient s’intéresser de quelque façon que ce soit à la moindre idée « théologique ». L’ennui, c’est que, comme le montrait Walter Benjamin par une image saisissante, cette théologie honnie et honteuse se trouve être le nain bossu caché sous le théâtre qui fait encore tourner les principaux rouages de nos pensées, de nos idéologies, de nos histoires : et plus ce nain a été refoulé, plus on lui a laissé paresseusement le travail !
Nos sociétés ont été victimes d’avoir transformé en mythes trois de ses grands espérances de dépérissement : du capital, de l’Etat, de la religion. Le mythe du dépérissement du capital nous a trop longtemps interdit de penser sérieusement la mise en place de régulations spécifiquement économiques, de contre-pouvoirs sans lesquels la force économique devient barbare. Le mythe du dépérissement de l’État, sous lequel se sont abrités des États d’autant plus totalitaires qu’on les pensait provisoires, nous empêche toujours de penser la rationalité propre du politique comme ses maux spécifiques. Il en est de même du mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd’hui, dans l’Islam, mais aussi dans le Christianisme, dans le Judaïsme, et finalement partout, un « n’importe quoi » religieux, et qui interdit d’en penser tant la « rationalité », la crédibilité, la légitimité spécifique, que l’ « irrationalité », les maux spécifiques, c’est à dire le fanatisme, la tartufferie, et finalement la perversion de ce que l’on peut appeler avec Ricœur la « fiabilité langagière » ordinaire de nos sociétés.
Au motif de la laïcité, et de la nécessaire séparation des institutions religieuses et de l’État, la théologie comme discipline historique, philologique, herméneutique, critique, a été bannie de l’université française ; elle a survécu, vaille que vaille, sur des strapontins minorisés, ou sous des statuts « confessionnels ». Or la théologie était le lieu principal de la critique de la religion, d’un incessant travail de déconstruction et de reconstruction. C’est par ce travail d’interprétation que les traditions religieuses se sont reconnues dans la pluralité constitutive des sociétés modernes. C’est par ce travail d’interprétation qu’elles ont accepté qu’il y avait des manières de les transgresser, de les critiquer, de les quitter qui étaient des façons inédites d’être fidèle à leur message, et que l’on a pu sortir de la religion. Une tradition religieuse qui n’est plus contenue, cultivée et reprise par cet incessant travail de régulation et de création théologique, perd le sens des limites, des différences, et peut tout envahir n’importe comment. La théologie est une discipline archaïque, certes, qui mélange des langues anciennes, de la littérature, de l’histoire, de la philosophie etc, mais les Facultés de théologie sont un des seuls endroits où il reste un intérêt critique pour la religion, pour l’interprétation des textes canoniques. Les théologiens musulmans ne disent-ils pas que c’est de ce manque-là de théologie que souffre en ce moment l’Islam ? Mais chez nous aussi les crispations d’une partie des croyants face à l’homosexualité et aux évolutions de la famille n’est-elle pas la marque d’une vision trop biologisée et pas assez théologique de la « loi naturelle » ou de la figure du couple Adam et Eve ?
Ce manque de théologie n’est pas seulement vrai pour les questions religieuses. Derrière toutes nos conceptions du sujet et du politique, de l’économie et de l’image, du temps et du monde, se trouvent des « théologèmes » - des images de Dieu, de l’humain, de l’espérance, du salut... - souvent inaperçus, mal digérés, et qui sont d’autant moins critiqués, discutés, qu’ils sont simplement déniés. La plupart de nos grandes idées sécularisées ont d’abord été des surgissements religieux, avant que de se déposer refroidies loin de ce danger initial, mais la théologie avait servi à les canaliser, à les rendre fécondes. Et notre hypothèse, c’est que partout où nous voyons s’amplifier les intégrismes, les fondamentalismes, des nouvelles croisades et des reconquêtes imaginaires c’est justement qu’on a cru pouvoir traiter la religion comme un appareil idéologique d’Etat, ou comme un instrument de pénétration du marché, et qu’on y est au degré zéro de la théologie. Il plus aisé de voir la paille théologique qui est dans l’œil de nos frères ou de nos ennemis - d’où l’intérêt soudain dans les médias pour les théologiens musulmans - que de voir les poutres théologiques qui sous-tendent nos propres façons voir, y compris quand nous les croyons a-théologiques ! Ce dont nous souffrons n’est pas d’un trop de théologie, ce trop que nous traquons chez les autres : c’est d’un pas assez de théologie pour penser l’ensemble des conceptions du monde.
La théologie n’appartient d’ailleurs pas aux religions et aux « prêtres », c’est une tradition immense et diverse dont chacun peut s’emparer. Notre mémoire l’exige pour faire un meilleur usage du passé. Notre imagination en a besoin, pour faire un meilleur usage de l’avenir. Notre présent la convoque pour sortir d’impasses mortifères.
Olivier Abel, philosophe, Institut protestante de théologie, Montpellier,
Stéphane Lavignotte, pasteur de la Mission populaire, militant de la gauche alternative et écologiste, dernier ouvrage paru « Les religions sont-elles réactionnaires ? » (Textuel),
tous deux se réclamant du Christianisme social.
Sur le site du Monde : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/10/14/plaidoyer-pour-un-peu-plus-de-theologie_4506024_3232.html