Je voudrais d’abord relever que notre légitimité puise sa source dans la
spontanéité même de notre démarche. Bien qu’étant absent lors des premières
réunions, je peux témoigner d’un mode de fonctionnement centré sur la
spontanéité et sur ce qu’Arendt appelle « les élans d’organisation » [«
organizational impulse »]. Cela rapproche notre groupe de ce qu’Arendt
appelle « le trésor caché de la révolution », soit les nouvelles structures de
pouvoir qui ont émergé de façon spontanée dans différents moments
révolutionnaires (1789 et 1870 en France, 1905 et 1917 en Russie, 1919 en
Allemagne, 1956 en Hongrie) : « l’incroyable formation d’une nouvelle
structure de pouvoir qui ne doit son existence qu’à l’élan d’organisation des
gens eux-mêmes » [« the amazing formation of a new power structure
which owed its existence to nothing but the organizational impulse of the
people themselves ». Hannah Arendt, On revolutions, Londres,
Penguin Books, 1990, p.257]. Avant de creuser ce que ce rapprochement a
d’évidemment problématique, jouons le jeu et interrogeons la conception de la
philosophe à propos du pouvoir pour éclairer notre initiative sous l’angle
d’une « nouvelle structure de (ou ’du’) pouvoir ».
Dans son essai Conditions de l’homme moderne, Hannah Arendt développe
à propos du pouvoir une théorie claire qui le pose comme étant une potentialité
intangible, c’est à dire une chose insaisissable et inaliénable qui
n’apparaît qu’à certaines conditions et à certains moments précis (et
en cela Arendt oppose le pouvoir à la violence que l’on peut manipuler grâce à
des moyens concrets). Le pouvoir ainsi compris réconcilie les deux sens du mot
français, le verbe et le nom. Pour mettre en avant ce qui nous intéresse ici,
citons simplement ce passage :
« La puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne
divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux,
lorsque les mots ne servent pas à voiler les intentions mais à révéler des
réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir
des relations et créer des réalités nouvelles » [Arendt, 1983,
p.260].
Outre l’aspect esthétique d’un tel énoncé, arrêtons nous au sens même qui me
semble rejoindre de façon assez précise l’objectif même de notre propre projet !
Notre appel appelle en effet au mariage entre « paroles » et « gestes » ; «
réflexions » et « engagements » : « réfléchir et agir, l’un et l’autre, l’un
pour l’autre ».
En ce sens, nous ambitionnons d’être une polis c’est à dire «
l’organisation qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, son espace
véritable s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque
lieu qu’ils se trouvent » [Arendt, 1983, p.258].
Par notre spontanéité et notre ambition politique nous sommes donc commune
comme la Commune de Paris ; et par notre volonté de créer un espace
d’apparence du pouvoir, de relier des hommes, de mettre en commun leurs
paroles avec leurs actes nous sommes commune comme la
polis.
Cependant, il paraît évident que nous ne sommes ni de l’ordre de la
Commune (ou du soviet) ni de l’ordre de la polis. A la
différence de ces deux modèles nous nous ne situons pas dans une communauté
politique globale, nous ne sommes pas le peuple, nous sommes bornés a
priori par le christianisme social. La question est alors de préciser ce
qu’est le christianisme social. Et ici, l’ordre de la réflexion s’inverse :
nous ne partons plus de nous pour arriver à la commune, mais
nous partons de la commune pour arriver à nous. En effet,
comme le laisse entendre notre appel nous ne voulons pas définir de façon
limitée ce que nous désirons construire et c’est là une vocation essentielle de
notre démarche. La communauté dans laquelle nous nous situons se définira dans
la multiplicité des communes, ce qui précisément nous demande une grande
tolérance par rapport à ce qu’est le christianisme social. Car si la commune
est ce qui s’auto-organise à partir de l’idée du christianisme social
alors le christianisme social ne pourra être que la communauté ouverte des
communes se réclamant du christianisme social.
Cette vocation comporte évidemment le risque de l’étalement et de la
discussion, mais je pense que ce risque vaut mieux que son alternative qui
serait de définir le christianisme social et de n’accepter de communes qu’à
l’intérieur de notre définition. Cette alternative rappelle d’ailleurs ce que
dit Hannah Arendt à propos de la démarche des Communistes vis à vis des Soviets
en 1919 : « Quand les Communistes décidèrent, en 1919, ‘d’épouser seulement
la cause d’une république soviétique dans laquelle les soviets possèdent une
majorité communiste’, ils agirent en fait exactement de la même façon que
les politiciens des partis politiques ordinaires » [« When the
Communists decided, in 1919, ’to espouse only the cause of a soviet republic in
which the soviets possess a Communist majority’, they actually behaved like
ordinary party politicians » (Arendt, 1990, p.258)].
Le choix de la commune comme forme institutionnelle est donc loin d’être neutre
de même qu’il est loin d’être simple. Cependant, il constitue une chance de
s’affranchir d’une dichotomie entre savoir et pouvoir, élite et peuple,
théologiens et croyants. Or, cette dichotomie est en elle-même une des raisons
de la crise de notre modernité, crise à laquelle notre initiative se veut une
réaction. Ne soyons pas assez naïfs pour penser que c’est un choix simple mais
soyons assez ambitieux pour refuser de retomber dans les travers de ce qui se
fait « d’ordinaire ». Et je ne résiste pas à citer en avertissement la suite du
texte précédent : « Tant est grande la crainte des hommes - même du plus
radical et moins conventionnel d’entre eux - des choses jamais vues, des
pensées jamais pensées, des institutions jamais essayées »[« So great
is the fear of men, even the most radical and least conventional among them, of
things never seen, of thoughts never thought, of institutions never tried
before » (Arendt, 1990, p.258)].
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Article publiéHannah Arendt et le choix de la commune
Le problème se pose en termes simples mais semble d’une profondeur inouïe :
qui sommes-nous ? Nous autour de cette table à discuter d’une relance du
christianisme social, nous échangeant des mails pour organiser un événement
autour du christianisme social, qui sommes-nous ? Quelle est notre légitimité,
notre autorité, notre puissance ?
A cette question nous avons répondu : « commune ! » Cette notion, incertaine
mais séduisante, est pratique pour diriger sans être dirigeants, mais cette
notion est-elle la bonne ?
A partir de deux textes de Hannah Arendt Conditions de l’homme moderne
et On revolutions, je voudrais – de façon clairement partisane-
questionner l’idée que nous sommes une commune et ce que cela implique.