Genèse du mouvement solidariste
Ce n’est qu’à partir des années 1890 que le mot solidarisme commence à être utilisé dans des milieux politiques et intellectuels, que des ouvrages sur le Solidarisme sont publiés, et que le mot solidarité fait partie du vocabulaire des forces politiques républicaines et progressistes, donc des radicaux et des socialistes.
Déjà le théologien protestant Charles Secrétan avait donné un premier cadre philosophique et théologique au solidarisme dans les années 1850. Ses idées furent ensuite affinées par le pasteur réformé Albin Etienne Mazel qui concevait alors le solidarisme comme la seule voie permettant de dépasser à la fois « l’individualisme » et le « panthéisme » qu’il jugeait matrice du socialisme et du communisme. Mazel donna par la même occasion une dimension religieuse au solidarisme.
Une rencontre eut lieu en 1890 à l’université de Genève, composée de quatre conférences où chacune présentât une école spécifique dite d’« économie sociale ». Charles Gide, alors professeur d’économie politique à [l’université de] Montpellier exposa, ce qui fit date, une nouvelle école, celle de la solidarité.
En 1893, le père de la sociologie française, Emile Durkheim développa une théorie du lien social ; il y démontra comment plus la division sociale du travail s’accentue sous l’effet de la spécialisation, plus les hommes deviennent dépendants les uns des autres passant ainsi d’une solidarité mécanique à une solidarité organique .
Qui est Charles Gide (1847-1932) ? , marginalisé par la postérité, oncle d’André et personnage clé du solidarisme, fondateur de l’Ecole dite de Nîmes.
Dans son livre « Charles Gide. Éthique protestante et solidarité économique » (Figures Protestantes), Lyon, Éditions Olivétan, 2016, 166 p », Frédéric Rognon nous relate que « son existence est assez banale jusqu’à sa conversion à l’idéal coopératif en 1886, à l’âge de 39 ans ». Un idéal découvert chez Charles Fourier (1772-1837), une des principales figures de ce que l’on appellera après Marx et Engels, « le socialisme utopique ».
Aux environs des années 1880, le coopératisme s’essouffle alors qu’il avait connu ses premières heures de gloire dans la première moitié du 19e siècle, via les « sociétés de secours mutuel » puis les premières coopératives de consommation, celles de production puis celles de crédit. La loi de 1867 portant sur les sociétés commerciales inclura une reconnaissance de la forme coopérative.
Le projet coopératif a donc besoin d’une relance et ce, dans un contexte où le divorce est consommé entre les coopérateurs, qui sont des républicains réformistes comme les mutuellistes en général, et les militants ouvriers dont la majorité se tourne vers le guesdisme et vers le syndicalisme révolutionnaire .
Pour autant, les coopératives de consommation ne s’inscrivent pas toutes dans une même conception politique, sociale et économique. On a ainsi distingué des coopératives de divers types : solidaristes, socialistes (ces deux branches fusionnant en 1908), chrétiennes et patronales.
Charles Gide, principal théoricien de la coopération, va devenir l’un des grands acteurs de ce renouveau coopératif. Il est avant Bourgeois et Durkheim un théoricien de la solidarité et du socialisme coopératif qu’il oppose au socialisme collectiviste (selon Gide : « le premier est volontaire là où le second est coercitif »). Il dote le mouvement coopératif d’une doctrine, le « coopératisme », qu’il expose au 2ème congrès coopératif de Lyon en 1886 et qui se résume ainsi : « La solidarité est le principe, l’association et la coopération les moyens ».
Une relecture sélective de Fourier
Désormais, Gide, renvoyant dos à dos les solutions libérales et collectivistes, estime que seule la multiplication des associations coopératives permet de garantir la paix sociale dans une société nouvelle et harmonieuse et est susceptible de résoudre la question sociale, et ce sans aucune violence.
Charles Gide adopte les intuitions économiques de Fourier les plus conformes à l’idéal solidariste et coopératiste ainsi qu’aux valeurs protestantes. Il en récuse en revanche les extravagances, les excès et les outrances immorales ou antisémites. Charles Gide emprunte donc le « corps » fouriériste, mais il en rejette l’« âme », à laquelle il substitue une « âme » chrétienne.
Ainsi les deux sources d’inspiration de sa pensée sont-elles d’une part l’utopie de Fourier, et d’autre part l’éthique évangélique du prochain. Et la combinaison des deux doit être comprise de manière vivante : les principes bibliques servent d’étalon pour passer au crible l’utopie fouriériste, de sorte que Gide, dans sa relecture sélective de l’œuvre de Fourier, n’en retient que ce qui s’avère compatible avec les valeurs chrétiennes.
Cofondateur de l’École de Nîmes
Gide va être, je cite F. Rognon (op. cit.), « l’homme de la synthèse d’un double héritage potentiellement conflictuel : la version du protestantisme dite orthodoxe, focalisée sur la thématique de la conversion personnelle, quoique hantée par la question sociale, et la version utopique du socialisme français, convaincue de la prégnance des déterminismes sociaux, quoique fortement imbibée de culture chrétienne » ? Fin de citation
A cet effet, Gide va jouer un rôle de médiateur entre Édouard de Boyve, grand bourgeois protestant de l’Église réformée de Nîmes, engagé bénévolement auprès des indigents, et Auguste Fabre, socialiste et libre-penseur. Ensemble, les trois hommes sont à l’origine de l’École de Nîmes, l’un des courants du mouvement coopératif, avec une sensibilité protestante spécifique.
Selon F. Rognon (op. cit.) : « On peut y discerner l’un des prodromes du Christianisme social ».
Gide perçoit dans la notion de « solidarité » le dénominateur commun des différents courants anti-libéraux. Mais alors que nombre de « solidaristes » sont francs-maçons et anticléricaux, l’économiste souligne les affinités entre la notion de solidarité et la morale évangélique, même si le mot n’apparaît pas dans la Bible.
F. Rognon souligne aussi les engagements tous azimuts de Charles Gide : dans le mouvement pacifiste, dans le mouvement des universités populaires ou encore dans la défense du droit des animaux… Je le cite : « Ainsi Charles Gide étend-il à la Création tout entière les notions de ’charité’ et de ’solidarité’, étroitement conjuguées l’une à l’autre, et les attitudes qui leur sont liées ». Fin de citation
À travers la figure de Gide, est donné un aperçu de la vitalité de l’engagement et de la réflexion au sein du monde protestant au tournant du XIXe et du XXe siècle.
Christianisme social - Au commencement…
À partir de 1878, Tommy Fallot, pasteur de la chapelle du Nord de Paris [(ancienne Chapelle Taitbout)], plaide pour un socialisme chrétien. Pour lui, il ne s’agit plus seulement d’assistance, de charité ou de morale mais de justice sociale. L’écho de ses prédications favorables au socialisme et de ses initiatives attire des hommes éminents comme le doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris Raoul Allier et des pasteurs comme Charles Wagner, Wilfred Monod, Jules Jézéquel, Elie Gounelle et son ami Henri Nick, qui s’est distingué par son engagement social dans la région de Lille, mais elle dresse aussi contre lui une frange conservatrice et bourgeoise du protestantisme.
Christianisme social & Gide
En 1888, l’ « association protestante pour l’étude pratique des questions sociales » est créée à Nîmes, avec le pasteur Fallot comme président et Charles Gide comme vice-président (président en 1922). Elle conduira au grand mouvement du christianisme social.
Selon F. Rognon (op. cit.) « Le discernement et l’affirmation d’une source chrétienne de la solidarité permet à Gide de contester la prétention de certains penseurs à dégager cette notion de toute connotation religieuse (…) Ainsi, par une relecture évangélique et paulinienne de la notion de solidarité, Charles Gide représente-t-il l’aile chrétienne (et plus spécifiquement protestante) du solidarisme. Mais inversement, il va représenter l’aide solidariste au sein du Christianisme social ».
Alors que le solidarisme est un mouvement pluridisciplinaire, à l’articulation du monde académique et de la sphère politique, le Christianisme social s’affirme comme un important courant théologique protestant.
Rognon (op. cit.) en résume la spécificité en ces termes :
« Ce qui distingue sans doute le plus nettement les solidaristes des chrétiens sociaux est l’accent mis par ces derniers sur la conversion des cœurs. Mais ce qui distingue sans doute le plus nettement les solidaristes des autres courants théologiques (le libéralisme comme l’orthodoxie) est la focalisation sur la notion de ’justice sociale’, dont les chrétiens sociaux voient la trace tout au long de la Bible. (…) Ainsi le Christianisme social instaure-t-il une dialectique entre changement personnel de vie et réforme socio-politique, entre repentance et militance. (…) Les chrétiens sociaux prennent donc au sérieux la ’question sociale’, et sont volontiers critiques à l’encontre des Églises bourgeoises qui ont négligé la présence et le témoignage chrétiens en milieu populaire ». Fin de citation.
Léon Bourgeois, l’autre solidarisme
Intéressons-nous à Léon Bourgeois, l’une des personnalités centrales avec Gide du solidarisme. Ainsi, dès 1895, Léon Bourgeois, qui avait déjà acquis une certaine stature politique en tant que républicain et radical, publia différents textes rassemblés en 1896 sous le titre « Solidarité », ouvrage considéré comme fondateur des bases juridiques du solidarisme. De nombreux intellectuels commencèrent alors à réfléchir aux différentes formes que pourraient prendre les déclinaisons de l’idée de solidarité sur un plan social et économique. La contextualisation n’étant pas inutile, rappelons-nous que le solidarisme naît après la révolution darwinienne et après le spencérisme ou ‘darwinisme social’ qui a servi d’idéologie scientifique aux promoteurs libéraux de la concurrence et du laisser-faire.
Ainsi, le mouvement solidariste se construisit en opposition aux idéologies principales du moment, à savoir le catholicisme, le libéralisme et, dans une certaine mesure, le socialisme. Léon Bourgeois, qui devint le fondateur du Parti radical-socialiste, en fit la doctrine de son groupe politique et en définit les enjeux stratégiques : il s’agissait de sauver la République des contre-révolutionnaires qui la menaçaient et de s’opposer aux dérives du capitalisme qui laissait dans la misère l’essentiel de la population, sans toutefois céder au socialisme collectiviste.
En somme, le solidarisme apparu à partir de la fin des années 1890, comme une authentique doctrine sociale, économique et politique nouvelle, portée majoritairement par Léon Bourgeois et les radicaux socialistes. Ce courant, initialement intellectuel mais devenu politique, cherchait à relier l’individu au collectif, sans que l’un soit trop prégnant sur l’autre ; il tentait de les penser dans leur interdépendance et le trait d’union proposé, entre ces deux entités si souvent opposées, était la solidarité.
Il faut aussi souligner le rôle décisif que Bourgeois joua dans la création de la Société des Nations ce qui lui valut en 1920 l’obtention du prix Nobel de la Paix pour sa participation dans les deux Conférences de La Haye de 1899 et 1907 et pour son travail pour ce qu’était devenu la SDN à un point tel qu’il en a souvent été appelé le « père spirituel ».
Solidarisme contractualiste vs solidarisme coopératiste
Néanmoins, bien que le solidarisme apparût comme ‘une théorie de la justice sociale’, cette dernière ne fut pas pensée de la même façon par tous. Voici ce qui différencie essentiellement le solidarisme de Léon Bourgeois de celui de Charles Gide.
1. Celui de Bourgeois, est un solidarisme juridique, c’est-à-dire de type contractualiste, qui repose sur l’idée de « dette sociale ». Ce concept permet de transformer la signification - et donc l’essence - d’une politique sociale ; en la faisant non plus apparaître comme un don mais comme un contre-don, elle rompt avec le concept de charité pour lui substituer celui de solidarité au sein d’une même génération et entre les générations. Dans cette conception de la solidarité, l’Etat actif trouve alors sa place au centre du dispositif solidaire puisque son rôle d’acteur vigilant sera dans un objectif de justice sociale en tendant à corriger l’amplification des inégalités sociales [cf. annexe 1].
2. Celui de Charles Gide est un solidarisme coopératiste qui s’appuie sur l’association volontaire et sur la logique d’une égalisation entre contributions et rétributions. Gide apparaît dès lors comme un théoricien de l’économie sociale plaidant pour la coopération choisie et non subie entre les hommes. Il dresse un programme coopératif selon trois étapes : coopération de consommation, coopération de production, coopération agricole, en vue de la fondation d’une « République coopérative ».
En conséquence, si, dans les deux cas, le solidarisme repose sur des principes d’entraide sociale, dans un cas, il s’agit d’obligations collectives au sens du "donner-recevoir-rendre" conceptualisé par Marcel Mauss tandis que dans l’autre, prime le volontariat entre égaux, c’est la logique du « donnant-donnant ».
[Des liens étroits qui tiennent aux idéaux, aux réalisations, aux hommes qui les portent, attachent ces mouvements les uns aux autres : celui des sociétés de secours mutuels, des structures coopératives, du mutuellisme devenant Mutualisme par l’entrée en scène de l’Etat, et du Solidarisme qui parachève cette tendance en donnant à l’Etat un rôle central en matière de justice sociale et de garantie pour les travailleurs et leurs familles. Il n’est donc pas étonnant que des grands acteurs de cette histoire relèvent de plusieurs de ces mouvements. C’est le cas de Charles Gide ou de Justin Godart, radical-socialiste, qui est un coopérateur de premier plan, avant d’être une figure du Solidarisme.]
Applications concrètes du solidarisme
Pour comprendre la genèse de ce mouvement, sa traduction politique et sa mise en pratique, il faut se rappeler que le contexte était celui d’un grand malaise social qui faisait craindre aux élites politiques un soulèvement populaire. Haussmann écrit à Napoléon III qu’il faut « accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres […] comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion des ouvriers de la province. ».
Il s’agissait donc d’apporter une réponse politique et économique pour améliorer à court terme le sort de ceux que l’on considérait comme « la classe dangereuse » et, à long terme, celui de toute la société.
Cette réponse va se traduire d’abord par l’instauration par Bourgeois d’un système d’impôt sur le revenu et celui d’un impôt progressif sur les successions ; projets qui suscitèrent d’importantes résistances aussi bien de la part des libéraux que des marxistes. Ces idées se traduisirent par ailleurs par l’école laïque, gratuite et obligatoire, par la question de l’obligation d’assurance sociale et le vote de la loi sur les accidents du travail le 9 avril 1898 dont l’objectif était de faire l’économie de la recherche du fautif (employé ou employeur) afin de faciliter la continuité de l’activité ; enfin, la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes vint compléter ce dispositif socio-économique.
La mise en œuvre de toutes ces lois était un début significativement novateur analysé par certains comme l’instauration du solidarisme dans la législation française. Le solidarisme fût indéniablement la philosophie de la Troisième République et de ce qu’on appellera plus tard l’État-Providence.
La Constitution du 27 octobre 1946 finalisera l’avènement de la République sociale en France avec en son préambule aux alinéas 10, 11, 12 et 13 : la Nation assure et garantit
à l’individu et à la famille, les conditions nécessaires à leur développement.
à tous, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs.
à toute personne, l’obtention de moyens convenables d’existence si elle se trouve dans l’incapacité de travailler [, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de sa situation économique,].
à tous les Français, la solidarité et l’égalité devant les charges qui résultent des calamités nationales.
à l’enfant et à l’adulte, l’égal accès à l’instruction, à l’enseignement public gratuit et laïque.
Le solidarisme a nourri la politique social de la France jusqu’il y a peu : qu’en sera-t-il demain ?
Et quelle pourrait être aujourd’hui une nouvelle théorie de la solidarité ? A nous de la réinventer !