En effet, selon la conception qu’on a de l’homme, on est amené à proposer des formes de pouvoir très différents. Par exemple, pour Thomas Hobbes, à l’état de nature, "l’homme est un loup pour l’homme". Mais l’homme se rend compte de manière rationnelle que les guerres perpétuelles que cela engendre mettent en péril sa survie même. Il décide alors, pour garantir la paix civile, de renoncer à son pouvoir, à ses libertés fondamentales pour les remettre entre les mains d’un pouvoir absolu, chargé de garantir sa sécurité et l’utilité commune. Pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, la solidarité, cette réflexion anthropologique ne nous est pas étrangère : l’organisation politique souhaitable de la manière de "vivre ensemble" peut en effet varier grandement, selon que l’on considère que la tendance à la solidarité est inscrite dans la nature humaine ou au contraire, que l’homme ’naturel’ est fondamentalement dominé par l’égoïsme, et que toute forme de solidarité ne peut être que le résultat d’un calcul rationnel et intéressé, mis en œuvre par un contrat social. Aujourd’hui, je vais essayer de vous présenter deux réflexions particulières sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. La première est celle du grand philosophe anglais du 18ème siècle, David Hume. Cette partie de mon intervention s’appuie sur une présentation que nous a faite pendant l’année Bernard Piettre. La deuxième partie de mon intervention s’éloignera de la philosophie politique et du 18ème siècle, pour s’intéresser à la pensée de Darwin et montrer que contrairement à ce qu’on pense souvent, Darwin voit dans la propension humaine et innée à la solidarité les bases de la civilisation et de la protection des plus faibles.
I- "La notion de sympathie" chez David Hume. Dans le livre II de son traité de la nature humaine (1739), consacré aux passions, Hume définit la sympathie comme "une propension que nous avons à sympathiser avec les autres et à recevoir par communications leurs inclinaisons et leurs sentiments, quelques différents qu’ils soient des nôtres, et même s’ils sont contraires à nos propres inclinaisons et sentiments." Plus loin, il nous dit : "Quand une affection [un sentiment] est infusée par sympathie, elle est d’abord connue seulement par ses effets et par les signes extérieurs de l’attitude et de la conversation qui en transmettent une idée. Cette idée se convertit tout de suite en une impression et elle acquiert un tel degré de force et de vivacité, qu’elle devient exactement la passion elle-même et qu’elle produit une émotion égale à celle d’une affection originelle." Ainsi, si nous constatons que la personne avec qui nous conversons est gaie ou triste, nous pouvons non seulement comprendre ce qu’elle ressent, mais surtout, nous sommes capables de nous réjouir ou de nous attrister avec elle. La sympathie définie par Hume renvoie donc à la notion plus contemporaine d’empathie, la capacité de non seulement comprendre ce que l’autre ressent, mais plus, de sentir avec, de se réjouir ou de s’attrister avec. Notons que sympathie renvoie étymologiquement à παθοσ, souffrance, ce qui est éprouvé, et à συν qui veut dire ’avec’, alors qu’empathie est formée avec la même racine παθοσ et le préfixe εν qui veut dire ’dans’, ’à l’intérieur’. Pour Hume, la sympathie est basée sur la ressemblance entre toutes les créatures humaines et "nous ne remarquons jamais en autrui une passion ou un principe dont nous ne puissions trouver [...] la même chose en nous-mêmes" Mais la sympathie implique aussi ce que Hume désigne par contiguïté, ce qu’on peut exprimer de manière plus contemporaine par proximité. La première proximité, c’est celle du sang, la proximité au sein de la famille. Il y a aussi la proximité due à la fréquentation régulière, celle qui existe dans notre cercle d’amis, ou dans notre cercle social. Enfin, la sympathie est soutenue également par le partage d’une éduction, d’une culture commune. Car, je cite : "nous devons être aidés par les relations de ressemblance et de contiguïté afin d’éprouver la sympathie dans toute sa perfection". Et plus loin : "Nous aimons nos compatriotes, nos voisins, ceux qui exercent le même emploi, la même profession..."
Il découle de ce constat, que la sympathie diminue avec l’éloignement. Nous avons de l’affection pour nos proches, de la sympathie pour ceux d’un premier cercle, mais beaucoup moins pour les autres, et ce d’autant qu’ils sont plus loin – géographiquement, mais aussi socialement ou culturellement. Le mouvement de sympathie à l’égard de l’étranger qui vient chez nous n’est pas spontané. A contrario, les grands mouvements de solidarité qui se manifestent lors de catastrophes ayant lieu au bout du monde, n’existent-ils pas parce que la télévision, les médias, à travers images et interviews, nous rendent leurs victimes plus proches ? Cette difficulté à nous sentir solidaire à distance est illustrée par une théorie enseignée dans les écoles de journalisme : la loi du mort/km ou loi de proximité. Cette notion se résume par le fait qu’un voisin qui meurt a plus d’impact que cent personnes qui meurent à cent kilomètres et encore plus d’impact que mille victimes à mille kilomètres. Donc, plus l’événement est proche de nous plus il a de l’importance. Ce rapprochement peut être géographique, racial, religieux, continental ou professionnel. De la sympathie peut naître la pitié, de la compassion. Comme la sympathie, la pitié dépend de la vue de l’objet de notre pitié. Mais, ajoute Hume, si l’éloignement affaibli la sympathie, alors le malheur des autres entraîne gène et mépris, plutôt qu’amour ou bienveillance. Pour Hume, l’existence de la sympathie dans la nature humaine est liée à son statut d’animal social. Selon lui, on peut observer "la force de la sympathie dans toute la création animale dans tous les êtres qui ne sont pas des prédateurs et qui ne sont pas agitées par de violentes passions". Cette sympathie est marquée par "un remarquable désir de compagnie qui les associe les uns aux autres ..." "C’est encore plus manifeste chez l’homme car il est, dans l’univers, la créature qui a pour cela le plus d’avantages. Nous ne pouvons former de souhait qui n’ait pas de référence à la société." Dans le livre III du traité, Hume nous dit "C’est par la société seule que [l’homme] est capable de suppléer à ses déficiences et de s’élever jusqu’à une égalité avec les autres créatures et même d’acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes les infirmités sont compensées". L’être humain a donc besoin de la société pour survivre dans une nature à laquelle il est biologiquement, ou plutôt physiquement, peu adapté. Un facteur positif qui va permettre les premiers embryons de vie sociale, c’est l’existence de l’appétit entre les sexes puis un nouveau lien, le souci de la progéniture commune. Ces liens sont transmis aux enfants par le biais de l’éducation, les rendant sensible à la nécessité du lien social. Cependant, à cette tendance, s’oppose l’égoïsme. Mais en général, les affections bienveillantes dominent les affections égoïstes. Mais un autre problème se pose, qui peut faire obstacle à la société, en tout cas à l’établissement d’une large société. En effet, si la sympathie est maximale avec les parents et les familiers, (Hume parle de générosité limitée), celle-ci peut s’opposer aux solidarités plus larges, en nous donnant des motifs de favoriser nos proches, envers qui nous nous sentons des devoirs plus forts, vis à vis des membres d’une humanité plus lointaine. Au fur et à mesure que la société augmente en taille, se développe de la tribu vers la nation, pour faire société au niveau de l’humanité, la sympathie primaire ne suffit plus et même peut faire obstacle à l’élargissement de la société. L’éducation, la raison sont nécessaires pour nourrir le sens de la justice, qui naît de conventions humaines qui amènent les êtres humains à se limiter eux-mêmes, dans leurs intérêts propres, au nom de l’intérêt public confondu avec l’intérêt de tout individu. Pour dépasser le stade communautaire et tendre à l’universel, il faut faire société au niveau de l’humanité toute entière. Il faut tendre à une culture commune de la solidarité, ce qui passe par l’éducation, et l’établissement d’une justice qui permette de remédier à l’égoïsme et à notre tendance à la générosité limitée, qui dans un contexte de biens désirables mais rares, entraînent guerre et violence pour leur possession. C’est par la raison que nous percevons que l’établissement de la justice est aussi une garantie de mon intérêt personnel. Mais la sympathie avec l’intérêt public est la source de l’approbation morale qui accompagne le sens de la justice, et j’ajoute, dans la mesure où nous nous sentons nous mêmes bénéficiaires de cette justice.
II-La sympathie, résultat de la sélection naturelle, comme base de la civilisation. Venons-en maintenant à Darwin, non pas tant à « L’origine des espèces », ouvrage où il développe sa conception de la sélection naturelle comme moteur de l’évolution biologique, mais un autre ouvrage, sans doute beaucoup moins connu du grand public, « La filiation de l’homme », publié en 1871, 12 ans après « L’origine des espèces » et où il expose sa vision de l’évolution de la lignée humaine et sa conception anthropologique. Soulignons d’emblée que Darwin n’est pas le promoteur de ce qu’on a appelé ’le darwinisme social’ prôné par son compatriote Herbert Spencer, qui s’appuya sur le darwinisme pour postuler que la ’sélection des plus aptes’ étaient le moteur de l’évolution des sociétés humaines, le moteur du progrès ne devait pas être entravée par des lois sociales protectrices, la compétition étant le moteur de l’amélioration humaine, sous peine d’une prétendue dégénérescence de notre espèce. De fait, Darwin a toujours combattu le Spencérisme, et la « Filiation de l’homme » est une de ses réponses à cette théorie. Face à l’idée d’un éventuel progrès génétique compromis par la protection des plus faibles, il défend l’idée d’un progrès civilisationnel, d’un progrès moral qui fait de cette protection un devoir moral. Pour autant, Darwin ne fait pas de l’espèce humaine une espèce à part, dont l’évolution aurait échappé aux mécanismes qu’il décrit dans « L’origine des espèces ». Mais l’espèce humaine, comme les autres primates, est une espèce sociale, dont la survie implique l’interdépendance au sein du groupe, d’autant plus dans le cas de l’homme, qui est incapable de survivre seul à ’l’état de nature’. Darwin était tout à fait conscient de l’importance des comportements coopératifs pour la survie des espèces sociales. Ces comportements coopératifs sont sélectionnés par la sélection naturelle car ils confèrent un avantage adaptatif à l’espèce (la compétition s’exerce alors plus au niveau des espèces qu’entre individus au sein de l’espèce). Pour Darwin, chez l’homme, ce mécanisme va sélectionner et permettre le développement d’affects et de comportements dont il trouve des exemples chez certains animaux, et pas seulement les primates, sous forme d’instincts sociaux, comme l’empathie, le sens de la justice, le ’sentiment esthétique’ (lié à la sélection sexuelle), l’altruisme, le sens moral, qui vont s’opposer aux comportements éliminatoires. Cette évolution, associée au développement de l’intelligence et de la faculté de raisonner, va devenir de plus en plus en plus culturelle. Petit à petit, l’évolution culturelle, beaucoup plus rapide, remplace l’évolution biologique. Patrick Tort, un philosophe et historien des sciences spécialiste de Darwin, parle ainsi de ‘l’effet réversif de l’évolution’ (qu’il compare à un anneau de Moebius, car il n’y a pas de discontinuité)7 : la nature, l’évolution qui procède par sélection naturelle des individus les mieux adaptés à un environnement donné, a sélectionné chez des espèce sociales comme les primates et les humains, dont la survie en tant qu’individu est indissociablement liée à celle du groupe, des traits psychiques et comportementaux qui vont favoriser l’intérêt du groupe en tant que tel, le groupe protégeant ses membres. La sélection naturelle débouche sur la culture, la civilisation qui a son tour, s’oppose à la sélection naturelle, en protégeant les plus faibles par des comportements de solidarité. Darwin avait lu David Hume : Dans un passage de « La filiation de l’homme », il écrit "... Il n’y a pas de raison pour laquelle l’homme n’aurait pas retenu d’une époque très éloignée, un certain degré d’amour instinctif et de sympathie pour ses frères humains. Nous sommes de fait tous conscients que nous possédons de tels sentiments de sympathie." Et il met en note à ce moment, cet autre passage de David Hume. "Il semble qu’il faille admettre que le bonheur ou le malheur des autres ne sont pas des spectacles qui nous laissent indifférents mais que la vue du premier...nous communique une joie secrète, que l’apparence du deuxième...jette un chagrin mélancolique dans notre imagination". Cela ne veut pas dire que l’universalisation de la sympathie à travers la civilisation soit automatique ou facile, loin de là. Peut-être, malgré tous ses méfaits lorsqu’elle est essentiellement économique, la mondialisation est-elle une opportunité d’apprendre à étendre à tout être humain la sympathie que nous éprouvons spontanément pour nos proches. Peutêtre pouvons-nous avoir une vision dynamique de la civilisation, comme mouvement d’extension infinie de la sympathie, qui nous fournit un fondement naturel à la solidarité, à condition d’être cultivée et entretenue plutôt que de ne pas être détruite par notre éducation, notre culture, nos parcours de vie.
Annick Jacq