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Article publié

Refonder la parole politique : écho de la journée du 23 octobre 2021

Paroles et mensonges en politique

par Bernard Piettre

mercredi 17 novembre 2021, par :

Il est bon de rappeler que la parole est essentielle à la vie politique. Gouverner ou participer à la vie politique c’est certes agir, mais cette action est précédée, accompagnée ou suivie de « paroles » ou de discours, qu’il s’agisse des paroles échangées dans une assemblée de citoyens ou bien dans la communauté d’un village ou d’une tribu rassemblée à l’occasion d’une prise de décision collective importante, ou bien dans une assemblée de citoyens élus au sein d’un parlement, ou qu’il s’agisse des paroles prononcées publiquement par des dirigeants pour présenter, justifier leurs décisions.

Nous employons ici le mot « paroles » au pluriel, mais la « parole » doit être entendue au singulier, comme une spécificité de l’homme, dans le règne animal, tout comme la politique est spécifique à la vie collective de cet animal social particulier qu’est l’homme. Aristote disait que l’homme est un animal politique (zôon politikon) précisément parce qu’il est doué de logos qu’il est un zôon logikon. Certes on a l’habitude de traduire zôon logikon par « animal raisonnable » ou encore par « animal rationnel », car logos signifie à la fois parole et raison ; mais on pourrait tout aussi bien traduire zôon logikon par « animal parlant ». L’homme est un animal politique parce qu’il est doué de parole.
Et c’est bien parce que l’usage de la parole (éventuellement soutenu par de qualités oratoires et les armes de la rhétorique) est essentiel à la vie politique que le mensonge aussi est prégnant dans la vie de la cité : les dirigeants politiques sont d’autant plus enclins au mensonge qu’ils masquent éventuellement la façon dont ils abusent de la confiance que leur accordent les citoyens. Mais le mensonge en politique n’est pas une fatalité. Refonder la parole en politique, c’est lui donner pour fondement et pour horizon une exigence de vérité. Est-ce simplement un vœu pieux ?

1. L’homme est un « animal parlant »

Interrogeons-nous pour commencer sur le terme « parole ».
Seul de tous les animaux, l’homme parle. Les animaux communiquent mais ne parlent pas.
Il existe pourtant un langage animal. Il existe un langage chez les mammifères supérieurs, chez les cétacés (les dauphins et les baleines...), chez les oiseaux, il existe même un langage des abeilles. Les animaux s’envoient des signes utiles à leurs actions vitales. Il est vital de communiquer en particulier pour les animaux dits sociaux, forts nombreux ; leur survie dépend de la cohésion du groupe et de l’interaction entre les membres du groupe (cf. les éléphants, les loups...). On n’entrera pas dans le détail ; l’étude des langages animaux relève de l’éthologie. Simplement, sachons différencier langage et parole.
La parole, propre à l’homme, est principalement une activité symbolique. Qu’est-ce que cela signifie ? Un symbole n’est pas simplement un signe. Les animaux s’envoient des signes utiles à leurs actions vitales. Il est vital en effet de communiquer. L’homme est aussi un animal qui communique, qui signifie à l’autre ce dont il a besoin, qui signale un danger, etc. ; il communique alors par signes. Ces signes peuvent être vocaux comme lorsque je me mets à crier, ou lorsque je dis « attention ! » : je parle alors moins que je n’émets un avertissement ; les signes peuvent être muets mais visibles, visibles éventuellement de loin, comme des signaux de fumée, ou encore comme les signaux lumineux d’un phare, ou l’envoi d’une fusée de détresse en pleine mer, etc.
Le symbole est plus qu’un signe, plus qu’un signalement, qu’une indication. Il exprime une valeur. Prenons deux exemples : celui de l’amour et l’amitié d’un côté, celui de la mort, de l’autre.
1. Signifier à l’autre qu’on l’aime, signifier un désir amoureux est d’une très grande complexité : il ne suffit pas de dire « je t’aime » , il y a mille manières de le dire, dont certaines sonnent faux. On recourt à des actions symboliques dont on n’est pas nécessairement conscient. Une invitation au restaurant, un cadeau, un poème, une tenue... autant de choses qui nous valorisent aux yeux d’autrui et qui valorisent celle ou celui qu’on aime. Le mariage est un acte symbolique, avec le passage mutuel d’alliances, avec les paroles du maire, du prêtre, du pasteur, etc. Les paroles sont chargées symboliquement, comme celles que s’adressent les mariés ou comme celles que prononcent les officiants.
Cela est valable aussi pour l’amitié, ou encore l’hospitalité. Des paroles prononcées, les gestes accomplis ont une valeur symbolique. Il y a des gestes, des conduites dont on dit précisément qu’ils ou qu’elles « parlent » .
2. Quant à l’événement d’une mort, il entraîne des rites, des conduites symboliques (les rites funéraires, comme on sait, apparaissent dès la préhistoire et sont les premiers signes d’une appartenance à l’humanité). Aujourd’hui ces rites impliquent des paroles prononcées, celles de l’officiant, ou des témoins endeuillés, des paroles avec une charge symbolique forte...
La vie quotidienne n’échappe pas à des échanges parlés qui ont une portée symbolique dont on n’a pas nécessairement conscience. Le fait qu’on assigne au langage un rôle purement fonctionnel, en lui retirant toute puissance symbolique, sous l’influence d’une vision utilitariste et positiviste, relève d’une belle méprise (qu’un Wittgenstein par exemple a repérée lui-même alors que dans sa jeunesse il réfléchissait exclusivement à la capacité du langage de dire ou non ce qui est). C’est que les mots ne dénotent pas simplement une chose et seulement une chose, les mots « parlent ». C’est d’ailleurs sur ce pouvoir évocateur des mots, si je puis dire, sur leur valeur connotative et non simplement dénotative que la poésie joue. Heidegger disait « la parole parle », expression redondante dont on se demande quel sens elle peut avoir au prime abord, mais qui prend tout son sens si on songe par exemple à la poésie, ou même en général à la poésie d’une langue quand on l’entend parlée... Demandons-nous ce que serait l’humanité sans poésie !
À travers la parole échangée passent toute sorte d’idées, de sentiments, d’états d’âmes auxquels chacun accorde spontanément une valeur. Une parole n’est pas simplement faite de signes renvoyant de manière univoque à une chose, à un état de fait déterminé, au même titre qu’un langage informatique, par exemple, elle est d’abord une adresse à l’autre dans une interactivité complexe (conjugale, familiale, amicale, professionnelle, sociale en général). Comme disait Wittgenstein « il n’y a pas d’usage privé du langage ». Et même quand je veux juste signaler quelque chose à quelqu’un, comme lorsque je lui demande de fermer la porte, par exemple, parce qu’il fait froid, il y a une manière de le dire... qui peut être rude, impérieuse, ou au contraire polie, courtoise, etc. ; la
manière de le dire est parlante, parlante sur la nature du rapport qui me lie à l’autre.

2 . Le règne raisonnable de la parole en politique

Lisons à présent de plus près un extrait du passage de la Politique (I, 2) d’Aristote que nous évoquions en commençant :

« ... L’homme est par nature un animal politique (…). Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain, et l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole (logos). Or tandis que la voix (phonè) ne sert qu’à signaler (sèmainein) la douleur ou le plaisir, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur), la parole sert à exprimer (dèloun) l’utile et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste »

Phonè signifie plus précisément l’émission de sons (le terme « voix » est une mauvaise traduction). Sèmainein signifie bien signaler, indiquer, et dèloun signifie rendre manifeste...
Ne revenons pas sur la différence entre l’homme et les animaux, mais prenons au sérieux la remarque finale : « la parole sert à exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste » ; il s’agit de ce qui est utile ou nuisible, avantageux ou désavantageux, pour la cité, et non pour un individu isolé ; et ainsi la parole permet de déterminer ce qui est juste ou injuste, puisque la justice est ce qui permet de vivre convenablement ensemble. Aristote songe aux délibérations qu’il peut y avoir dans la cité athénienne : à la boulè (au conseil qui gouverne), à l’ecclèsia (à l’assemblée des citoyens qui légifèrent), à l’héliée, formé d’un jury populaire... Discuter, délibérer, décider voilà qui relève du logos, c’est-à-dire autant de la parole que de la raison.
Que la parole ait une fonction symbolique n’implique pas qu’elle soit coupée du réel puisqu’elle forge de fait le vivre ensemble, ni qu’elle n’ait pas une fonction épistémique dans la mesure elle vise à savoir, en commun, où est le meilleur ou le pire, le juste ou l’injuste.
Mais s’il s’agit de savoir ce qu’il est bon de faire, ou ce qu’il est juste de décider, ce « savoir » ne relève en rien d’une science théorique, comme les mathématiques, qu’on peut pratiquer à la limite seul – à la limite, car même l’activité scientifique la plus « dure » (au sens où on parle de « sciences dures ») suppose des échanges avec d’autres chercheurs. Il relève d’une sagesse pratique, selon Aristote, d’une « prudence » (d’après la traduction habituellement donnée au terme phronèsis employé par Aristote pour désigner ce savoir pratique) ; or cette « prudence », on peut la posséder grâce à des dons et un talent personnels (d’où de grandes figures politiques, comme Périclès, pour rester dans l’Antiquité), mais on peut aussi l’acquérir en commun, dans l’exercice partagé du logos dans une assemblée, au tribunal. Car, toujours selon Aristote, la « prudence » ou le discernement politique ne vise pas à départager ce qui est vrai ou ce qui est faux dans l’absolu (comme en mathématiques), mais à déterminer et à décider ce qu’il y a vraisemblablement de mieux à faire, ou à décider ce qu’il est juste de faire ; il ne s’agit pas de démontrer ce qui est juste comme on démontre la vérité d’un théorème, il s’agit de convaincre de qu’il est juste de décider, dans une assemblée publique ou lors d’un procès, et pour ce faire on use du pouvoir de la parole. Aristote ne condamne pas comme Platon l’usage de la rhétorique ou de l’éloquence.
On voit aussi, bien sûr, comment le mensonge peut s’insinuer dans une plaidoirie, une accusation lors d’un procès, ou comment la manipulation peut s’inviter lors d’une délibération dans une assemblée de citoyens ou d’élus, etc. Mais avant de parler de mensonge, comprenons qu’on ne peut pas être dans la froideur d’une communication qui ne véhicule que des informations factuelles, lorsqu’on participe à une assemblée publique, que celle-ci ait un caractère politique ou judiciaire ; il est important de parler, de bien parler, pas nécessairement pour tromper son monde mais pour convaincre de ce qui est juste, même s’il s’agit aussi d’énoncer ou de rappeler des faits. Cela était vrai dans l’antiquité grecque ou romaine, où la rhétorique avait une place primordiale ; cela reste vrai dans les républiques modernes depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui (on pourrait citer les grands orateurs comme Mirabeau, Jean Jaurès, et tant d’autres). La politique moderne est marquée par des grands discours, comme ce fameux discours de Martin Luther King devant une foule immense en 1963 à Washington, dont la photo illustre l’invitation à notre journée.

3. Le règne de la violence en politique, non sans parole pour tenter de la légitimer.

Mais on peut s’étonner qu’avec Aristote nous insistions sur le rôle central de la parole dans la vie politique quand on retient surtout de la politique qu’elle est le lieu d’exercice d’une grande violence, celle de guerres sanglantes, comme celles qui ont marqué terriblement le XXe siècle, celle qui a été exercée récemment par le nazisme, le stalinisme, le maoïsme, les khmers rouges... sur les populations civiles elles-mêmes, celle des rapports de force entre pays riches et pays pauvres depuis au moins deux siècles. Et nous subissons aujourd’hui la violence politique du néo-libéralisme, car c’est bien des décisions politiques qui ont amené à la fin d’une régulation du capitalisme mondial mise en place au lendemain de la seconde guerre, et ce pour le pire plutôt que pour le meilleur.
On peut définir de façon générale la politique par une forme de violence spécifique à l’homme.
Max Weber définissait ainsi la politique, dans La profession et la vocation du politique (1919) :

« Qu’entendons sous le terme « politique » ? (…) Nous n’entendons aujourd’hui sous cette notion que ceci : la direction ou l’influence exercée sur la direction d’un groupement politique, aujourd’hui par conséquent d’un État.
(…) L’État est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé (le territoire appartient à sa caractérisation), revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime.
L’État est un rapport de domination exercé par des hommes sur d’autres hommes, et appuyé sur le moyen de la violence légitime (ce qui signifie : considérée comme légitime). »

Que l’État ait le monopole de la violence légitime, cela signifie que personne dans l’État ne peut s’autoriser d’elle-même à user de violence ; si un individu use de violence, s’il possède une arme par exemple chez lui (soit parce qu’il est un policier, soit parce qu’il a un permis de chasse...), c’est que l’État l’y autorise. Seul l’État détient le droit d’user de violence (physique) ou de la permettre.
Maintenant, c’est le terme « légitime » qui pose question. Max Weber dit : l’État est un rapport de domination s’appuyant « sur le moyen de la violence légitime (ce qui signifie considérée comme légitime) ». La parenthèse est importante. Pour qu’une domination soit légitime il faut qu’elle soit considérée par ceux qui la subissent (par les citoyens d’un État moderne) comme légitime. Dès lors, ceux qui dominent – les dirigeants politiques – doivent être reconnus comme légitimes.
Rappelons que selon Max Weber, il existe trois sources de légitimité : l’ancienneté des institutions, la légalité des institutions (leur constitutionnalité) et le charisme d’un dirigeant. Les trois sources se mélangent en général. Ne rentrons pas dans le détail, mais nous comprenons d’emblée qu’il n’y a pas de pouvoir politique qui, pour être reconnu comme légitime, ne s’appuie sur des symboles (sur des rites symboliques, comme les fêtes nationales remémorant un passé fondateur...), sur un décorum, un apparat, une solennité qui renforcent le pouvoir symbolique des institutions en place, ou qui ne s’appuie sur l’impact des paroles et des discours éventuellement charismatiques d’un dirigeant, ou de quelqu’un qui cherche à le devenir.
C’est ici que le mensonge aussi peut se glisser. Pour un Pascal, dont on connaît la vision pessimiste, tout pouvoir politique repose en réalité sur la force, sur une prise originelle du pouvoir par la force, mais qu’il faut ensuite faire paraître légitime, en s’adressant à l’imaginaire des humains. Le mensonge est inéluctable, car du fait de la condition pécheresse de l’homme, il n’est aucun pouvoir qui ne soit juste dans l’absolu ; la justice parfaite n’est pas de ce monde, ici elle varie selon les temps et les lieux : « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »

« Le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper (…) Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut pas qu’elle ne prenne bientôt fin. » (Pensées, § 294)
« Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il faut lui dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue. » (Pensées, § 326)

Pascal est un conservateur. L’ordre politique ne peut jamais être parfaitement juste, il repose à la fois sur la force et un mensonge pour le faire paraître juste, mais il est inutile de vouloir chercher à le renverser au nom de la justice, car les hommes en réalité ignorent la justice avec un grand J . « Le justice est sujette à dispute », car « il y a toujours des méchants », alors que « la force est très reconnaissable et sans dispute », dit encore Pascal. Surtout pas de sédition ou de révolution qui amènera plus de maux que l’acceptation de l’ordre politique présent, nécessairement imparfait.
L’usage de la parole en politique est-il condamné à l’exercice du mensonge, sous des formes variées, pour donner une apparence de légitimité à un pouvoir en place qui reposerait toujours sur un rapport de domination (militaire, économique...) ?
Nous ne pouvons pas nous contenter de cette résignation à l’injustice, ni à la fatalité du mensonge. Nous avons défini, avec Aristote, la politique par l’exercice partagé de la parole. Une parole au service de la justice dans la cité est-elle nécessairement une chimère ?

4. Le mensonge est-il une fatalité en politique ?

Nous avons dit : les hommes sont les seuls animaux qui parlent, Les animaux communiquent mais ne parlent pas.
Nous pouvons dire aussi : Les hommes sont les seuls animaux qui mentent. Un animal ne sait pas ce qu’est le mensonge.
Un mythe africain entendu une fois dans une émission de radio disait à peu près ceci : Les animaux autrefois parlaient, mais ils ont décidé d’arrêter de parler parce qu’ils se sont rendu compte qu’ils se trompaient les uns les autres... Seuls les hommes ont gardé l’usage de la parole.
On me dira : « Mais si ! les animaux peuvent me tromper, me duper ». Des animaux peuvent ruser, oui ; mais la ruse relève de l’action et non de la parole. Même un animal domestiqué, humanisé, dénaturé comme le chien ne ment jamais. Il peut ruser avec son maître, par exemple faire une chose que son maître lui interdit quand celui-ci lui tourne le dos, mais ce n’est pas pour autant qu’il ment à son maître ; les « états d’âme » d’un chien sont toujours transparents.
Parce que les hommes parlent, ils sont capables de mensonge. La transparence de soi à soi comme de soi à autrui est de l’ordre d’un idéal difficilement réalisable. Cet idéal, c’était celui de Rousseau, par exemple. Il s’agissait aussi pour lui d’un idéal politique, celui que vise une démocratie véritable. La délibération dans une assemblée réunissant le peuple pour légiférer ne doit rien laisser dans l’ombre pour parvenir aux meilleures décisions possibles ; et quant au gouvernement (détenant le pouvoir exécutif), il doit être également transparent dans son action et consentir au contrôle légitime du pouvoir législatif et du peuple. Car c’est le peuple souverain qui est seul source de légitimité. Mais peut-être s’agit-il là d’un idéal proprement irréalisable. Ne serait-ce que parce qu’il est impossible d’éradiquer le mensonge dans l’existence humaine.
Il est vrai que le mensonge en politique suppose qu’un dirigeant ait à cacher quelque chose à son peuple. Mais ce n’est pas forcément pour de mauvaises raisons. Par exemple Machiavel qui défend l’usage du mensonge en politique était plutôt un démocrate, du moins un républicain. Il invoque l’efficacité de l’action politique pour justifier le recours au mensonge. Le peuple n’en voudra jamais à un dirigeant de lui avoir menti, si au bout du compte son entreprise réussit (par exemple par rapport à une cité ennemie) ; car le peuple juge au résultat, dit Machiavel. On peut évoquer de Gaulle qui, en 1958, dit, acclamé par la foule en Algérie : « Vive l’Algérie française », or il devait déjà bien avoir en tête une politique de décolonisation. La politique exige un certain pragmatisme. La complexité du réel exige cette sagesse prudentielle que nous avons évoquée avec Aristote, laquelle peut avoir à être rusée dans certaines circonstances. De la part du citoyen aussi le mensonge est parfois judicieux. Je ne vais pas dire aux policiers frontaliers qui font la chasse aux migrants et qui viennent frapper à ma porte que je suis en train d’en héberger un, discrètement...
Mais on doit admettre que ce qui arrive le plus souvent en politique c’est que le mensonge relève d’une conduite servant des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. Quand nous avons affaire à une dictature (ou même à des démocraties un tant soit peu corrompues) il arrive souvent qu’un dirigeant cache des faits qui, s’ils étaient clairement connus du public, le discréditerait. On songe ici au mensonges d’un Poutine qui prétend n’être en rien dans l’assassinat ou les tentatives d’assassinat de ses opposants, ainsi d’Alexis Navalny qui a révélé les énormes pratiques de corruption des hauts dignitaires du régime. On peut trouver mille autres exemples dans les nombreux régimes dictatoriaux qui sévissent dans le monde... mais aussi chez nous !
Dans un régime totalitaire comme celui du nazisme et du stalinisme, et je me permettrais de dire dans la Chine ou la Corée du Nord actuelles, le mensonge n’est pas occasionnel comme dans une dictature (même s’il y est fréquent), il est systémique, comme l’a fort bien montré Georges Orwell dans 1984. Il s’agit dans un régime totalitaire de forger une pensée unique, de faire admettre comme bonne et seule acceptable la ligne imposée par la classe dirigeante, c’est-à-dire de faire partager une illusion : celle de la supériorité d’une idéologie, d’une vision fantasmée du monde au service de la puissance d’un pays et de son dirigeant mégalomaniaque et de ses fidèles partisans, et de nier les horreurs commises à même de semer le doute dans une population complètement soumise, de le cacher : nier un génocide (le cacher à l’époque du nazisme, aujourd’hui en Chine nier celui des Ouïghours par exemple )
H. Arendt nous a appris à distinguer une dictature classique et une régime totalitaire comme on en rencontre seulement au XXe siècle. Dans une dictature, le dirigeant et ses sbires n’ont aucune idéologie, ils n’ont que des intérêts, et chaque sujet garde en privé ses convictions, y compris religieuses. Dans un régime totalitaire, le dirigeant et ses amis partagent une vision du monde, de l’histoire de leur pays et de son avenir, qu’ils croient vraie, et tout est fait pour qu’elle soit partagée par toute une population et devienne la vision unique des choses. Il n’est pas de régime totalitaire sans une propagande systématique visant à transformer les esprits pour qu’ils intériorisent la vision de leurs dirigeants (d’où les camps de rééducation par exemple).
Dans un État dictatorial où l’on est soumis à la seule violence, comme dans la Syrie actuelle, on ne peut que se taire. La politique est empêchée. Dans un État totalitaire, la politique est pervertie, parce que la parole est pervertie (comme dans 1984). Souvenons-nous simplement de ce mot affiché à l’entrée d’Auschwitz : « Arbeit macht frei » (le travail libère).
Il est donc des formes particulièrement malignes du mensonge ; la plus maligne d’entre elles est celle qui procède de l’illusion, d’un certain type d’illusion elle-même générée par la folie de la démesure, celle de dirigeants hypnotisés par leur désir de toute puissance.
Or on peut s’interroger sur la nature du mensonge qui règne dans nos « démocraties » libérales actuelles, gangrenées par l’idéologie néo-libérale dont on a dessiné les grands traits ce matin. « Il n’y a pas d’alternative » à la loi du marché (censé se réguler spontanément par le jeu de la libre concurrence, sans intervention de l’ État autre que celle qui permet de la généraliser en l’étendant aux secteurs qui relevaient jusqu’alors du public). Voilà un mensonge qui procède d’une illusion, au service d’une liberté individuelle sans frein favorisant la toute puissance d’une infime minorité sur le reste de la population. Voilà qui ressemble fort au mensonge des régimes totalitaires. N’avons-nous pas affaire en effet à « une pensée unique » ?
Celle-ci n’est pas imposée par la force et la censure, comme dans les régimes totalitaires classiques, mais par des médias aux mains des plus puissants (économiquement et financièrement). C’est entre autres ce que fait remarquer Noam Chomsky, qui parle de « fabrique du consentement », formule qu’il reprend d’Edward Bernays, neveu de Freud, lequel écrivait dans Propaganda en 1928 :

La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C’est là une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique.

« Conséquence logique de l’organisation démocratique », c’est-à-dire de l’organisation de nos grands États modernes dont les mécanismes sont devenus trop complexes pour que la plus grande partie du peuple soit à même de les comprendre et de les maîtriser. La démocratie directe y est impossible. Il est dès lors inévitable que le gouvernement soit laissé à des experts, autrement dit à des technocrates qui n’ont pas nécessairement de visibilité politique. Et nous voilà ramenés au débat entre Lippmann et Dewey dont il a été question ce matin. Dans la lignée de Lippmann il s’agit pour les politiques de fabriquer le consentement de la population, pour son prétendu bien. Et aujourd’hui, il s’agit de leur faire partager l’illusion des vertus du néolibéralisme.
Les paroles critiques, les réserves par rapport aux illusions économico-politiques de nos dirigeants sont à peine audibles ; elles sont délivrées sur des chaînes confidentielles, ou dites alternatives, et tout de suite marginalisées ou ridiculisées sur les médias mainstream quand elles y sont relayées, ou bien délivrées sur les réseaux sociaux où elles se perdent dans la masse des messages qui y sont échangés.

Conclusion

Dans ce panorama politique, il semble que la politique elle-même ait perdu sa caractéristique propre, son âme : la circulation d’une parole libre, des échanges visant à des décisions au service du bien commun, comme nous l’avons définie au début avec Aristote. Aujourd’hui, il y a beaucoup de bruit, de bavardage, et peu de paroles politiquement fécondes qu’on parvient à entendre ; et cela n’est pas vrai seulement dans une démocratie libérale comme en France ; cela est vrai dans la plupart des pays du monde, car si une parole est libre, par exemple sur un réseau social en Chine, elle est libre tant qu’elle ne dérange pas le pouvoir en place (sinon elle est immédiatement censurée). Et les gouvernements, là-bas comme ici, ainsi que les médias qui sont à leur service, laissent ou encouragent des paroles qui font diversion. Car il y a des paroles qui dérangent, qu’on s’efforce de rendre inaudibles, ici ou ailleurs. Mais ces paroles qui dérangent sont bien là.
Nous sommes partis de l’idée que la politique, du moins qu’une vie politique digne de ce nom, était précisément le lieu d’exercice de la parole, avec toute sa force symbolique et son pouvoir dans la relation entre les humains, dans l’interactivité humaine, où se jouent l’amitié, les alliances, les contrats, les condamnations aussi, les réconciliations, le pardon... ; car, quand la haine prend le dessus, alors c’est la violence physique qui l’emporte sur les échanges de paroles, sur la force de la parole. Ce n’est pas pour rien que les humains ont inventé des procédures judiciaires où l’accusateur et l’accusé ont la parole, et où le juge prononce la sentence qui sanctionne ou pas ; précisément les humains ne sont des humains, ou n’ont d’humanité que parce que ce sont des animaux parlants (des zôa logika).
Mais la parole a aussi un pouvoir destructeur quand elle renforce (quand elle prétend légitimer) une violence qui peut aller jusqu’à la déshumanisation de l’autre. Les mots peuvent être ravageurs quand ils désignent le Schleu, le nègre, le youpin, le bougnoule... Ils peuvent aussi donner l’illusion d’une positivité à ce qui n’est qu’entreprise de destruction (« restructuration », « rationalisation », « optimisation »...). Les exemples abondent. La violence en réalité n’est jamais simplement physique chez les humains. Un de mes amis psychiatre-psychanalyste, décédé aujourd’hui, qui m’avait beaucoup appris, m’avait dit un jour : « Les hommes sont violents parce qu’ils parlent » ! Cette remarque philosophique m’a toujours poursuivi. Mais la psychanalyse c’est aussi une talking cure, ce qui propose de soigner précisément par la libération d’une parole.
Car c’est aussi la parole qui sauve. Et face à la monstruosité des politiques mondiales néolibérales (à laquelle participe la Chine dans une concurrence sauvage avec les États-Unis), et à leurs effets dévastateurs, écologiques et sociaux, il est des paroles qui se libèrent, qui se lèvent...
Je finirai par deux exemples : des paroles libératrices ont été échangées, d’une manière insolite et imprévisible, sur les ronds-points organisés par les Gilets jaunes. Elles ne sont pas perdues, même si le mouvement des Gilets jaunes a été violemment étouffé. Autre exemple, apparemment sans rapport : des paroles ont fuité à propos de la condition des Ouïghours ; une fois celles-ci libérées il est très difficile de les arrêter ; une fois entendues, elles parlent...
Les paroles parlent, oui. Les paroles empreintes de vérité demeurent, en dépit de tout ce qui peut être fait pour les empêcher de circuler, comme porteuses d’une lumière qui finit par triompher des ténèbres. Il y a une analogie certaine entre une parole politique qui libère avec la Parole tout court, je veux dire avec la parole de l’Évangile.


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