Vacarmes et étourdissement
Le débat concernant la fin de vie est au cœur de l’honneur intrinsèque du mourir. Mais quelle sont la portée et l’amplitude de cet honneur ? Dans l’actualité angoissante de ce moment, un fait a pu frapper. En dépit du tragique dans lequel ils se trouvent plongés, ni Kiev ni Moscou n’acceptent de passer par pertes et profits le devoir de sépulture envers les corps inanimés de leurs victimes respectives. Chacun réclame et négocie ceux qui lui reviennent. Manifestant ainsi que tout mort a droit non pas d’abord à une tombe, mais à ses survivants. Et comme jamais personne ne vient au monde dans une absolue solitude, on ne le quitte pas non plus tout seul. Indépendamment du fait qu’en l’occurrence ces dépouilles, souvent en déshérence, rituellement non accompagnées, sont toutes des « morts pour… ». Ce qui, indubitablement, manifeste une signification symbolique majeure. Distincte du « culte civil » que nous connaissons si bien en France.
Mais, nous parlons ici de celles et ceux qui ne peuvent ou ne souhaitent nullement continuer à porter une vie jugée « trop longue » ? ou accablée par une maladie ou des souffrances intolérables. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a émis son « Avis 139 », relatif « aux situations de la fin de vie … », en rappelant un double défi, autonomie et la solidarité. Se référant à ses autres recommandations sur le sujet, le CCNE déclare que l’obstination déraisonnable (l’acharnement thérapeutique) est interdite ; le respect de la personne est garanti dans les situations où elle n’est plus en mesure d’exprimer sa volonté, par le moyen des directives anticipées, la désignation d’une personne de confiance et d’une procédure collégiale lors des décisions de fin de vie ; tout malade dont l’état le requiert a le droit d’accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement et il lui est reconnu le droit de refuser un traitement ; une personne souffrant d’une pathologie grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme a droit, dans certaines situations, à une sédation profonde et continue jusqu’au décès. »
Les préconisations de la discorde ?
Ces préconisations ont déclenché des réactions et des prises de position variables, parfois contradictoires. L’éclairage des législations en vigueur dans certains pays limitrophes (la Belgique, la Suisse) offre directement ou non une contextualisation tourmentée. Des craintes légitimes, des lucidités troubles, quant aux normes d’application, gouvernées bien souvent par des dogmes de la modernité néolibérale. Car, si même là, la marchandisation venait à s’imposer, de quelle Humanité pourrions être encore témoins ? Et puis, soyons francs, avons-nous besoin d’être « témoins » de quoi que ce soit ? La question peut paraitre provocatrice.
Mais les réactions des communautés religieuses ne le montrent-elles pas à leur manière et à suffisance ?
Le grand rabbin Haïm Korsia a déclaré que l’aide à mourir constituerait une « rupture anthropologique tragique ». Comme d’autres, la Fédération Protestante de France craint que « l’évolution législative proposée soit principalement motivée par des raisons économiques ou idéologiques. » Quant aux instances catholiques romaines, ça été une sorte de levée de boucliers. Pointant ce qu’il croit être les incohérences dans les préconisations du CCNE, Mgr Pierre d’Ornellas, note que l’on puisse « vouloir développer « en même temps » les soins palliatifs et l’aide active à mourir, c’est à la fois favoriser l’expression des désirs individuels d’une mort immédiate, et promouvoir le soin par l’écoute et l’accompagnement de la vie, aussi fragile soit-elle ». Cet évêque ironise sur l’usage du terme « fraternité », décrivant à la fois l’accompagnement par les soins palliatifs et le geste qui donne la mort à son frère qui la demanderait !
Au nom du droit naturel, le catholicisme sacralise la vie. C’est une position qui correspond symétriquement au tabou de la mort, et dont paradoxalement la seule issue consiste en un post-mortem confié au ritualisme et aux croyances qui cherchent à délester la mort de son obscurité fondamentale. Fasciné par la liberté, ou par un courage d’être, peut-être, le protestantisme a eu trop tendance à laisser ces questions ultimes à la conscience de chacun.e. Sans jamais confondre la certitude que l’on peut placer en Dieu seul et la parole de l’Eglise, la prédication de ses ministres.
« La rupture anthropologique » n’est pas dans le fait que l’on puisse contribuer à donner la mort à autrui s’il la réclame, par l’entremise d’un « dépositaire » attitré, porteurs de « dernières volontés » d’un tiers, en ce domaine. Hormis les cas particuliers répertoriés par le CCNE, l’ensemble de ces préconisations repose sur une sorte de paradigme éthique qui nous caractérise : ce qui est valable en soi n’est finalement accessible que par ce qui est valable pour soi.
Venant au monde sans l’avoir choisi, on croit remédier à cette suprême « injustice » par la possibilité de pouvoir le quitter grâce à la liberté de décision et de choix enfin retrouvée ; liberté rendue possible par certaines conditions. C’est pourtant là que commence le vertige.
Quelle rupture anthropologique ?
« La rupture anthropologique » c’est quand la naissance est comme floutée. Elle est perçue non pas comme un Don, mais comme une « privation » d’un dû naturel, le moment par excellence du « non choisissable » qui fait scandale ! Les vicissitudes et malheurs du Bas-monde ne sont plus qu’une suite de cette frustration originaire.
C’est pourquoi on est tenté de regarder le moment de quitter ce monde comme l’unique instant ouvert, offrant l’occasion d’être enfin héroïque. Le moment de décision librement posée. Ce qui ne se confond pas avec un geste de désespoir, l’écrasement par la solitude ou le néant tragique : tout ce qui anticipe et prépare le suicide. « La rupture anthropologique » est une sagesse lucide, qui individualise et absolutise l’histoire singulière loin des liens et des alliances en humanité.
De la même manière que personne ne se célèbre tout seul en venant au monde, de la même manière, à part Léon Zitrone, nul ne peut assurer anticipativement la liturgie de ses propres funérailles. L’angoisse de Zitrone, c’était de subir une cérémonie médiocre à sa disparition. Ce qu’il imaginait comme un outrage au regard de ce que lui-même aimait tant exhiber aux obsèques des grands de ce monde. A la naissance comme à la mort, célébrer c’est donc cette tâche qui fondamentalement incombe aux autres comme un acte de confiance. Car par ses deux bouts symboliques (la naissance et la mort), la vie reste un Don radical qui ne parie que sur cette confiance. L’interdit de suicide, dans bien de cultures, n’est pas nécessairement une déduction de la sacralisation de la vie, mais une profonde suggestion qui tient la mort et son sens dans cette analogie avec la naissance .
Au nom d’une co-humanité essentielle
La marque de la fragilité et de la dépendance est là, dans ce commencement. Elle sera là jusqu’au dernier jour, jusque dans la fin. Ce que l’on honore à la naissance et devant la mort n’est-ce pas que, malgré tout, cette vie tienne ? La puissance du souhait résonne, là encore, comme une formidable confiance. Les hommages et les actions de grâces expriment-ils quelque chose d’autre en dehors de cela ? On voit bien : la venue au monde comme l’advenue de la mort sont éminemment affaire de communauté qui nous précède, et symétriquement celle de nos survivants ! La précédence des autres, la confiance en leur continuité, forment tout l’enjeu d’humanité même sous ce rapport. On voit aussi pourquoi il ne faut pas se tromper de « rupture anthropologique ». Il n’y a là ni déni ni aliénation des droits individuels, mais consentement à ce qui fonde l’Humanité partagée.
Au détour d’un entretien de vieillesse, Paul Ricœur avouait presque sur un ton confidentiel : « Que Dieu, à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien, je ne réclame aucun ‘après’. Je reporte sur les autres, mes survivants, la tâche de reprendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps de vivants. »
Qui emboucherait raisonnablement la critique qui oppose le droit d’ « aider à vivre » à celui d’« aider à mourir » ? Ce qu’il nous parait important de rappeler c’est cet autre droit, qui revient à la fois à nos prédécesseurs dans la vie, comme à nos survivants après la disparition. En gériatrie, en EPAHD, en famille, en soins difficiles, etc. : cette présence d’accompagnement parait vraiment avoir une signification beaucoup plus élevée encore. C’est la certitude qu’aucune solitude ne devrait arracher quiconque de la co-humanité (Ubuntu) . Que procurent véritablement les soins palliatifs, sinon cette vive conscience que quelqu’un sait que nous pourrons reprendre la relève pour continuer à honorer le temps de vivants. C’est infiniment plus qu’une pommade de dignité posée où il faut, quand il faut, conformément à ce que l’on attend de chacun.e.
Dans les pays anglosaxons, les funérailles sont couramment désignées pour l’expression suivante : « Celebration of live ». C’est pourquoi la tâche des survivants, le sens de ce qu’ils peuvent faire, deviennent surhumains, lorsqu’ils assument l’accompagnement actif de l’un de leurs dans la mort, tout en regardant par ailleurs leur acte comme un geste de « célébration de la Vie » !
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Article publiéFIN DE VIE, QUESTION DE VIE OU DE MORT
lundi 17 octobre 2022, par :
Les sujets de l’actualité se suivent à un rythme frénétique. Le déluge de polémiques, débats, et supputations, épouse une hiérarchie des angoisses collectives. Après les funérailles planétaires d’Elisabeth II, l’Ukraine nous retrouve avec ses rebondissements terrifiants ! Tout semble flamber : une imprévisibilité déboussolante. De quoi demain sera-t-il fait ? De leur côté, les grandes questions sociétales sont comme éclipsées, momentanément différées ; mais les sont-elles ? Vu leur urgence propre, l’importance des solutions qu’elles réclament ?