Laissons-nous surprendre, si nous ne l’avions déjà remarqué : la grande série des personnes que Paul salue, à la fin de sa lettre au Romains, commence par la recommandation de deux dames, Phoebé et Prisca (accompagnée de son mari Aquila), qui ont toutes deux présidé et accueilli des églises dans leurs maisons (Rm 16,1-5). Ces deux premières personnalités du christianisme paulinien ne constituent pas des exceptions, puisque la longue liste poursuivant l’évocation des collaboratrices et collaborateurs de l’apôtre va régulièrement alterner dames et messieurs (Rm 16,6-16). Les églises fondées par l’apôtre ne connaissent pas de division des tâches selon le sexe et le genre, mais en fonction des dons et des disponibilités de chacun. Aussi l’épître aux Galates peut-elle affirmer avec pertinence qu’il n’y a plus, en Christ, ni juif ni Grec, ni esclave ni sujet libre, plus homme et femme, car tous sont un (Ga 3,28).
L’enthousiasme des dames de Corinthe
Cette vision d’une communauté dans laquelle messieurs et dames se partagent librement les responsabilités, inimaginable avant Paul dans le monde occidental, explique la présence d’un passage stupéfiant de la première lettre aux Corinthiens. Enthousiastes de la liberté pour elles nouvelle qui leur était reconnue de prêcher et de présider le repas du Seigneur, des dames ont eu l’idée d’accompagner la liberté de parole d’une liberté vestimentaire qui parut, elle, fort peu décente. La décence est une notion fluctuante, Paul propose une argumentation sensiblement plus fragile que d’habitude (1 Co 11,2-16). Celle-ci a toutefois le mérite de souligner l’essentiel, à savoir que rien, aux yeux de l’apôtre, ne limite la liberté de parole – de « prophétiser » – des dames en tant que dames. Ce qui est en discussion, c’est la tenue des gens qui parlent devant l’assemblée. Ils devraient éviter d’être causes de scandale. Ce n’est pas l’autorité, indiscutée, des contributions féminines.
L’intimité de la vie intérieure et du jardin secret comme lieu de l’identité de la personne
L’accueil, comme une évidence, de la parole et des responsabilités assumées par les dames va de pair avec la vision de l’église corps du Christ, espace de reconnaissance réciproque (1 Co 12,1-31). Il découle d’une reconnaissance inconditionnelle de tout humain comme personne, indépendamment de ses qualités, mais aussi de la valorisation de ce que sa personne apporte comme des dons de l’esprit à l’ensemble de la communauté. Plus fondamentalement, la révélation qu’il a reçue du Crucifié comme Fils de Dieu (Ga 1,10-17) a permis à Paul de découvrir et d’introduire dans l’histoire mentale et spirituelle de l’Occident la conviction que l’identité de la personne ne se décide pas dans les discours publics sur ceci ou cela, mais dans le rapport entretenu avec soi-même dans le dialogue intime du jardin que Paul appelle l’humain intérieur (2 Co 4,16-18), Marc l’âme et Matthieu le secret (Mt 6,1-18).
Le siècle après Paul ou : après la bonne nouvelle de la liberté, la mise à l’ordre du conformisme
Les relations de libre réciprocité apportées par Paul, en vrai disciple de Jésus, n’ont pas résisté longtemps à la pression conservatrice de leur environnement : à la claire répartition sociale des rôles masculins et féminins dans l’idéologie dominante de l’Empire romain, dont ont hérité les églises tant grecques que romaines. Les églises du IIe siècle corrigeront donc Paul. Dans une lettre ajoutée aux épîtres de l’apôtre, on expliquera que la vraie parure des femmes, c’est la piété (1 Tm 2,8-15), et on ajoutera une correction honteuse dans l’épître aux Corinthiens. Il faudra attendre le mouvement vaudois, au XIIe siècle, pour retrouver la radicalité de Paul.