De fait, si l’on examine le profil des résidents du Panthéon, qui compte cinq femmes (avec Simone Veil) contre 76 « grands hommes », force est de constater qu’il n’y a aucune personnalité issue de la classe ouvrière. On trouve des militaires, des artistes, des politiques, des scientifiques mais aucun prolétaire.
La France aurait-elle honte de ces ouvriers qui l’ont construite ? Certes Martha était cégétiste, communiste, féministe d’avant-garde, mais aujourd’hui, elle dépasse les clivages ! Elle aura consacré ses forces à défendre et valoriser les anonymes, ceux dont le militantisme et le travail ont aussi contribué au développement des valeurs de notre société.
Au feu !
Florimond Calixte Desrumaux, caporal des pompiers à Comines, un bourg du Nord dont l’homonyme belge se situe sur l’autre rive de la Lys, se hâte de sortir de son estaminet. Les cloches de Saint-Chrysole appellent les volontaires à toute volée. Dans la ville hérissée de cheminées d’usine, les rares automobiles sont celles des patrons du textile. C’est en charrette à bras que Florimond livre le lait, l’épicerie et que l’on transporte la pompe à eau. Vite, le feu ! Une embardée, et l’homme, 50 ans à peine, se retrouve écrasé sous la masse.
Florimond meurt de ses blessures le 4 août 1906, non sans avoir recommandé à son fils Émile, jeune socialiste, d’agir toujours selon sa conscience. Radical-républicain, laïc, le « père Desrumaux » a toujours affiché ses convictions de gauche, même si elles lui ont coûté son emploi d’ouvrier gazier voilà quelques années. Un vent nouveau se lève en ce début de XXe siècle : en 1904, Jean Jaurès a fondé L’Humanité ; en 1905, la République a garanti la liberté de conscience et prononcé le divorce de l’Église et de l’État ; la même année, la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) a rassemblé les marxistes de Jules Guesde et les socialistes de Jaurès.
Martha Desrumaux, autodidacte de choc
Quand son père meurt, Martha, sixième de sa fratrie, n’a pas encore 9 ans. Elle est née le 18 octobre 1897 à Comines (Nord), dernier jour de la fête des Louches, une ducasse (fête foraine) traditionnelle. Sa mère, Marie-Florence Van de Lannoitte, Belge, très croyante et amputée d’une jambe, a tenu à lui donner pour second prénom Chrysoline. Florimond a laissé faire. Bien plus tard, Martha Desrumaux elle-même voudra que sa petite-fille Sylvie, née en 1964, le porte. Toute sa vie, cette femme restera arrimée à ses racines nordistes, à ses origines familiales.
À 9 ans, elle devient une « petite bonne » dans une famille bourgeoise avant d’intégrer une entreprise textile, dès l’année suivante. Son enfance est confisquée par le monde du travail. Martha a dix ans. Elle découvre l’extrême dureté du quotidien ouvrier. À 13 ans, elle se syndique à la CGTU , la toute jeune Confédération Générale des Travailleurs qui, devenue CGT, comptera près de 4 millions d’adhérents au début des années 30.
En 1917, cette autodidacte de choc organise sa première grève aux usines Hassebroucq. Une victoire !
Elle n’a que 20 ans, ne sait ni lire ni écrire, mais cela ne l’empêche pas de signer le protocole d’accord qui signifie l’arrêt du mouvement... et lui construit une solide réputation.
À la suite de son action lors des grèves très dures d’Halluin en 1928, où l’on refuse aux ouvriers du textile une augmentation de 50 centimes, elle est inculpée en novembre 1929 de « complot contre la sécurité intérieure de l’État ». Le tribunal correctionnel de Lille la condamne le 15 février 1930 à huit jours de prison avec sursis.
La rencontre Martha Desrumaux avec Clara Zetkin
En 1921, elle adhère au Parti Communiste et apprend à lire et à écrire. En 1927, elle part, seize mois durant, à Moscou à l’École léniniste internationale où l’accueillent les instances féminines du parti bolchevik, les jetnodel. Avant son départ, le comité régional communiste notait à son sujet : « Excellente militante. Dévouée, active, excellente agitatrice. Avec une éducation politique plus complète, pourrait rendre de grands services au Parti. Approuve et défend la politique du Parti. Remplit ses fonctions avec conscience et dévouement. »
Clara Zetkin (1857-1933) – Clara dans les années 1920
« Le droit de vote sans liberté économique n’est ni plus ni moins qu’un chèque sans provision »
Outre son futur mari, Louis Manguine, ouvrier métallurgiste, elle y rencontre Clara Zetkin qui a lancé quelques années plus tôt, en 1910, l’idée d’une journée internationale des femmes. Cette même Clara Zetkin qui disait, je cite : « Le droit de vote sans liberté économique n’est ni plus ni moins qu’un chèque sans provision ».
On peut lire sur le rapport d’évaluation de Martha qui conclut son long séjour à l’École léniniste internationale :
« L’école lui a fait découvrir et lui a révélé le mouvement ouvrier, son histoire et le fond de notre doctrine et tactique de lutte. Elle est enthousiaste et d’un dévouement illimité pour le parti. »
Et un autre document précise :
« Pas bonne pour l’organisation. Bonne pour le travail de masse dans les milieux du textile du Nord. Peut faire du travail dans l’illégalité. Pas de travail spécial. Confiance absolue. »
À son retour en France, elle devient la première femme élue au Comité Central et à la Commission Féminine du PCF. Elle continue d’être de tous les combats sociaux. À Paris, on a beau moquer son accent ch’ti et sa grande taille (1,75 m), la voici désormais devenue une personnalité solide et respectée au sein de la classe ouvrière. En septembre-octobre 1928, elle travaille à l’usine Tiberghien à Tourcoing, où elle organise et dirige avec succès la grève des « dix sous » contre la baisse des salaires décrétée par le patronat du Textile.
L’ organisation des marches de la faim
Un peu partout en Europe, les mouvements ouvriers organisent des « marches de la faim ».
En novembre 1933, entre Lille et Paris, une centaine de sans-emploi font le déplacement. Le parcours se fait en une quinzaine de jours, conduit par Martha Desrumaux et Charles Tillon . Elle apparaît dans le film de Jean Renoir La vie est à nous (1936) et sera la seule femme membre de la délégation ouvrière chargée de négocier les « accords de Matignon » qui, placés sous l’arbitrage du président du Conseil Léon Blum, entérinent les conquêtes du Front populaire (les congés payés, la réduction du temps de travail et l’établissement des conventions collectives).
Pour peser sur les négociations, Martha est venue avec les fiches de paye des ouvrières du textile du Nord, indicateurs précieux des salaires de misère alors en vigueur.
Rentrée dans la clandestinité en automne 1939, Martha, qui reste fidèle au Parti Communiste, a perdu tous ses mandats syndicaux après avoir refusé de dénoncer le pacte germano-soviétique, ce traité de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique.
Réfugiée un temps à Bruxelles, elle réorganise le PCF et revient à Lille le 6 juin 1940 où, à la mi-juillet, avec l’aide de jeunes communistes, elle saccage l’office de la propagande nazie. La voici devenue l’une des principales organisatrices de la Résistance dans le Nord-Pas-de-Calais.
L’héroïsme des mineurs en juin 1941
La région est l’enjeu de toutes les attentions allemandes. Riche en réserves de charbon, sa production doit impérativement alimenter l’effort de guerre. Avec le soutien d’autres militants dont Auguste Lecoeur et un grand nombre de femmes, Martha lance une grève générale et patriotique fin mai-début juin 1941 et, le 3 juin, l’ensemble du bassin minier est touché. Sur les 143 000 mineurs recensés, 100 000 cessent le travail.
La répression qui s’ensuit est particulièrement violente. Des dizaines de personnes sont fusillées, 450 sont arrêtées et parmi elles, 244 mineurs sont déportés en Allemagne. Cette fronde aura coûté près de 500 000 tonnes à l’économie de guerre allemande. On traque les meneurs de ce mouvement. Parmi eux, Émilienne Mopty et Martha Desrumeau. Toutes deux faisaient partie d’une liste d’otages dressée par le préfet Fernand Carles.
Ravensbrück
En fait, Martha est victime d’une mesure mise en place par le régime nazi, la détention de sécurité (Schutzhaft). Elle permet la détention arbitraire d’une personne considérée comme dangereuse pour la sécurité du Reich. Elle est arrêtée le 27 août 1941 et déportée, sans jugement, le 28 mars 1942 à Ravensbrück, le camp de concentration réservé aux femmes. Elle se lie avec les déportées antifascistes des pays de l’Est et organise une résistance clandestine dans le camp. Son extrême humanité constitue un oxygène vital pour les prisonnières et les enfants internés. Martha Desrumaux est chargée de vérifier, aux douches, que les détenues n’ont ni poux, ni gale.
Lili Leignel alors âgée de 11 ans, se souvient : « Martha disait : Ce n’est pas possible, des gosses comme ça dans les camps ! Elle négociait auprès de celles qui pouvaient recevoir des colis, quelques friandises pour mes petits frères. »
Marie-Claude Vaillant-Couturier se souviendra : « Elle arrivait à parler aux femmes, en dépit de la présence des SS, essayait de les aider à supporter le premier choc et de les avertir de ce qu’il fallait faire pour éviter l’extermination : ne pas se déclarer malade, ne pas montrer ses infirmités pour ne pas recevoir la carte rose, ne pas se dire juive ».
Martha Desrumaux fait la connaissance de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, et de Germaine Tillion, grande résistante internée dans le camp, qui constatera que les Françaises sont « les plus détestées et les plus maltraitées dans les usines et dans les ateliers » et qu’elles se trouvent « écartées des postes avantageux et des travaux les moins pénibles ».
Au sujets de ces années d’épouvante, Martha laissera un témoignage : « Pour ceux qui ont connu la véritable Résistance du maquis […] il peut paraître vain de parler de « résistance » dans un camp de concentration. Il est vrai que l’immense masse des détenues […] était amorphe, affaiblie par la sous-alimentation, usée par le travail, minée par la maladie […]. Mais il est certain aussi que de cette masse se dégageait […] une sorte de bouée qui surnageait et à laquelle les faibles se raccrochaient. Chacune était déjà un embryon de résistance, et c’est leur réunion qui constitua une véritable organisation de résistance »
En avril 1945, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, elle est échangée avec 299 autres détenues de Ravensbrück contre 300 femmes SS détenues en France. Elle est élue maire-adjointe de Lille le 13 mai puis est députée, pour deux mois, à la première Assemblée constituante, le 3 octobre 1945.
Elle décède le mardi 30 novembre 1982, quelques heures après la mort de son mari.
Martha Desrumaux au Panthéon ?
Martha Desrumaux au Panthéon ? En septembre 2013, le président Hollande avait reçu le dossier, examiné l’affaire.... sans jamais donner aucune suite à cette demande pourtant soutenue par toute la région Nord. Pourquoi un tel silence concernant cette femme hors du commun ? L’historien Pierre Outerryck avance une explication :
« Elle était femme, ouvrière et n’a pas produit d’écrit. Elle venait de province et elle est restée dans l’ombre des médias. Pourtant, ce pays a été bâti par des mains d’ouvrier et une partie de notre législation et en particulier ce qu’on appelle « le pacte républicain » a été construit grâce au concours d’ouvriers. »
Le président Macron, originaire des mêmes terres, saura-t-il s’en souvenir ? À ce jour, il n’a strictement rien fait ! Décidemment être femme, cégétiste, communiste, léniniste et j’en passe sont dans notre France néo-libérale des taches ineffaçables même par trois années de séjour à Ravensbrück et les résultats incontestables que toutes ses années de lutte ont apportés à la cause sociale.
J’ai l’intime conviction que son entrée au Panthéon serait un coup de pouce à la cause des femmes et plus largement à la cause des inaudibles, des petits, de ceux pour qui la seule chance serait d’avoir à leur côté une Martha prête à se sacrifier pour les principes de notre Pacte Républicain qui se base sur la conviction que tous les humains sont également dotés de droits naturels et de raison, ainsi que sur une vision de la nation comme une libre construction politique plus que comme une communauté ethnique déterminée.
La relève ?
Qui peut être considérée en France comme l’héritière morale de Martha Desrumaux ? Selon moi, il faut aller voir dans les organisations trotskystes pour y trouver des profils similaires de femmes qui sacrifient leur vie personnelle au profit de la cause militante. Je citerais là deux noms : celui d’Arlette Laguiller et celui de Nathalie Arthaud. Il y en a probablement bien d’autres notamment Éliane Évrard et Myriam Dumas pour la CFDT, Annie Guyomarc’h et Gisèle Faure pour la CGT, toutes quatre remarquées dans la lutte des ouvrières de l’usine de lingerie Chantelle. Chaque section syndicale de l’usine est en effet menée par deux leaders stables : Éliane et Myriam à la CFDT, Annie et Gisèle à la CGT, qui s’engagent chacune à la fin des années 1960 ou au début des années 1970, en tant qu’élue du personnel ou déléguée syndicale, ainsi que comme meneuse des luttes, et ce jusqu’à la fermeture en 1994 – voire jusqu’en 2005 pour les deux déléguées de la CGT. Ces militantes se distinguent des autres militantes de l’usine qui peuvent aussi connaître des carrières d’engagement très longues, par leur caractère syndical. En effet, à l’inverse de celles qui vivent leur engagement uniquement par rapport au mandat accordé par leurs collègues et aux enjeux internes de l’entreprise, ces leaders donnent également une dimension proprement syndicale à leurs activités militantes – lutte avec le syndicat concurrent pour les adhésions, application de la ligne politique du syndicat. Elles s’investissent dans des arènes syndicales extérieures à l’usine – les fédérations et unions locales et départementales essentiellement. Cette posture étant bien entendu le résultat de processus de sélection par les structures syndicales et par les militantes elles-mêmes.
Chantelle est un combat parmi d’autres mais atteste que les femmes d’aujourd’hui n’hésitent plus, telles Martha, à prendre la tête des luttes ouvrières pour le respect notamment de la cause ouvrière et de la cause féminine. Merci chère Martha de nous avoir inspirés ! Merci pour ton grand courage !
Citons en conclusion Matthieu 25:40 (LSG) :
[… ] Et le roi leur répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites. [… ]