On pourrait penser que le conflit (« s’opposer ») est quelque chose de purement négatif, qui n’apporte que de la division, du désordre, de la violence, voire du chaos (la « chienlit », comme disait De Gaulle en 1968) et qui peut dégénérer en guerre et même en massacre. Le conflit semble donc contraire à la paix. Mais le conflit n’est pas la guerre et sans combat pour la paix, il n’y a pas de paix. Une paix sans conflits, n’est-ce pas la paix des cimetières ? Je m’interrogerai sur la nature et l’importance de la conflictualité dans la vie démocratique. La démocratie, qui est une condition de la paix, n’est réelle et vivante que par l’existence du conflit. Mais de quelle nature est ce conflit ? Je voudrai montrer qu’il est, non pas une guerre entre ennemis, mais une opposition entre adversaires, entre adversaires qui se parlent. Le conflit en démocratie a pour condition, non pas l’éradication de toute violence, mais la réduction de la violence extrême, cette violence qui supprime la possibilité même du politique. Doit-on pour autant abandonner complètement la catégorie politique d’ennemi ? Il me semble que non. En effet les forces qui propagent la haine meurtrière, autrement dit toutes les formes de (néo)fascisme, d’extrême-droite et de totalitarisme sont des forces antidémocratiques, des ennemis à combattre. Mais désigner un ennemi, n’est-ce pas inciter à la haine ? On peut dire que la démocratie, c’est s’opposer entre adversaires et combattre l’ennemi autant que possible comme on s’oppose à un adversaire, c’est-à-dire pacifiquement et sans déchaîner la haine meurtrière contre lui en le diabolisant et en le deshumanisant. En d’autres termes, « s’opposer sans se massacrer » (Mauss) et pour ne pas se massacrer. Car c’est peut-être en reconnaissant la nécessité et la légitimité du conflit qu’on peut éviter le massacre et combattre pour la paix. Mais le conflit peut s’intensifier au point de tourner à la guerre civile ou à la guerre entre États. Comment donc penser à la fois la légitimité du conflit et sa limitation, comment penser à la fois le conflit et la paix, la discorde et la concorde ?
Je parlerai d’abord du conflit dans la démocratie et très brièvement de la guerre entre États ; puis je parlerai de la limitation du conflit et de son possible dépassement ; en je terminerai par la lecture d’un album-jeunesse (Jules et le renard).
La démocratie conflictuelle
Tout d’abord que faut-il entendre par démocratie ? Il y a la démocratie représentative : les élections, la séparation des pouvoirs, les droits de l’homme et du citoyen, le pluralisme des opinions et des partis politiques, l’état de droit. Le modèle libéral de la démocratie privilégie la résolution des conflits par les procédures de la démocratie représentative : le débat plutôt que le combat. Mais la démocratie ne se réduit pas à la démocratie représentative ; l’exercice de la citoyenneté ne se limite pas à voter lors des élections, il passe aussi par les grèves, les manifestations, les assemblées générales et autres formes de démocratie directe par lesquelles se construit un rapport de force. Autrement dit, et pour résumer, il y a le parlement mais aussi la rue, le débat et le combat, lequel tourne parfois (en particulier lorsque le pouvoir fait appel à la violence policière) à l’affrontement violent. La démocratie n’est pas seulement un régime politique, stabilisé par des institutions ; elle est aussi un processus conflictuel, une dynamique de démocratisation et de radicalisation de la démocratie, un combat permanent pour la liberté et l’égalité (ce qu’Étienne Balibar appelle l’« égaliberté ») contre toutes les formes de domination et de discrimination. En France, la démocratie est en un sens déjà là (la République) mais aussi encore à venir et menacée par les forces antidémocratiques. En résumé, la démocratie, en tant que processus de démocratisation, avance essentiellement par le conflit entre dominants et dominés, à travers des luttes, parfois même des révolutions. C’est ce qu’on peut appeler le modèle machiavélien de la démocratie conflictuelle. Pour Machiavel, le conflit (les « tumultes ») entre les Grands et le peuple est à la fois l’expression de la liberté et la source de celle-ci. Le conflit produit de la liberté. Certes tous les conflits ne créent pas de la liberté, mais sans conflit, pas de liberté. Le florentin écrit dans le chapitre IV du Livre I des Discours sur la première décade de Tite-Live : « Moi j’affirme que ceux qui condamnent les tumultes entre les nobles et la plèbe condamnent ce qui fut la première cause du maintien de la liberté de Rome. » Et Montesquieu, dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (chapitre VIII), a cette expression remarquable : « un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité […]. »
Quelques mots sur la guerre.
Un conflit entre États ou entre peuples peut devenir une guerre entre ennemis. Dans La notion de politique (1932) et surtout dans la Théorie du partisan (1962), Carl Schmitt fait une distinction éclairante entre « ennemi réel » et « ennemi absolu ». Cette distinction est inspirée de Clausewitz (1780-1831), qui définit la guerre comme étant « un acte de violence à l’emploi de laquelle il n’existe pas de limites » (De la guerre). Les « guerres réelles » tendent, selon le théoricien militaire prussien, vers la « guerre absolue », mais elles sont freinées dans la réalité de l’histoire par des facteurs tels que l’intervention d’autres États et elles sont contenues par le politique (par exemple les calculs du politique relatifs à la paix à venir). L’ennemi réel, c’est, selon Schmitt, l’ennemi lorsque le conflit et la guerre sont maintenus dans certaines limites (comme dans les guerres européennes interétatiques classiques) et que le jugement moral ou religieux ne vient pas contaminer le politique : l’ennemi est alors traité selon les lois de la guerre, il n’est pas haï comme un être monstrueux ou diabolique. Au contraire, les guerres et les conflits issus de l’hostilité absolue ne connaissent pas de limites, ils cherchent, non pas simplement à vaincre et atteindre des buts de guerre (gain de territoires, etc.), mais à détruire et exterminer. « Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu’elles discréditent aussi l’ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu’il ne suffit pas de repousser mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d’être simplement cet ennemi qu’il faut remettre à sa place, reconduire à l’intérieur de ses frontières », écrit Schmitt dans La Notion de politique. La paix n’est donc possible que si l’ennemi réel ne devient pas un ennemi absolu, c’est-à-dire un ennemi à exterminer, et que si la guerre ne devient pas une guerre totale dans laquelle le déchaînement des passions de haine meurtrière rend la paix impossible pour plusieurs générations.
Du conflit à la paix : limitation et dépassement du conflit
Le conflit est en apparence duel : il met aux prises deux adversaires ou deux ennemis. En réalité, il ne se réduit pas à un affrontement duel, il est complexe, pluriel : il y a du tiers, plusieurs sortes de tiers. Je distinguerai l’ennemi comme tiers belliqueux et le médiateur comme tiers pacificateur.
- L’ennemi comme tiers belliqueux
La désignation d’un ennemi permet, non pas de dépasser le conflit, mais de le déplacer. On peut distinguer deux sortes d’ennemi : l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur. L’union contre un ennemi extérieur permet de mettre un terme, au moins provisoirement, aux conflits à l’intérieur d’un pays. Prenons un exemple. Le déclenchement de la guerre en août 1914 donne lieu à la formation d’un gouvernement d’Union sacrée (entrée de deux députés socialistes, Jules Guesde et Marcel Sembat, dans le gouvernement) : on passe du conflit de classe à l’union nationale contre l’ennemi allemand. Le déplacement du conflit peut aussi se faire, à l’intérieur d’un pays, par des processus d’ « ennemisation » (Dardot et Laval, Le choix de la guerre civile). Les forces antidémocratiques cherchent à refaire du corps, à refaire une nation une comme un corps en désignant un ou plusieurs ennemis intérieurs contre lesquels s’unit le « vrai » peuple : les étrangers, les juifs, aujourd’hui les musulmans, les migrants. Cette sorte de tiers (le choix d’un ennemi) incite à la haine ; c’est pourquoi je l’ai appelé tiers belliqueux.
- Le médiateur comme tiers pacificateur
La démocratie, c’est le conflit, mais c’est aussi ce qui le contient (aux deux sens du mot). Les règles de la démocratie (les droits mais aussi les obligations, les lois républicaines) et les institutions garantes de la démocratie (le conseil constitutionnel, la cour européenne de justice, etc.) permettent au conflit à la fois d’exister (droit de manifester, etc.) et aussi d’être encadré, limité et d’ouvrir sur des négociations, des compromis, des conquêtes démocratiques (des droits nouveaux, etc.). Les règles et institutions démocratiques font médiation, comme le droit et les tribunaux le font pour les conflits entre particuliers. Les libertés d’expression et d’association permettent l’existence de médias (journaux, radios, etc.) et d’associations (syndicats, partis, églises, etc.) qui font vivre les conflits et les rapports de force mais aussi les encadrent et les pacifient en faisant en sorte que les adversaires continuent à se parler. Ainsi se constitue un espace public de libre expression et de débat qui structure le conflit. En résumé, le conflit en démocratie, c’est le combat et le débat. Cependant, les droits et la démocratie elle-même sont le résultat de luttes et aussi d’insurrections contre des pouvoirs répressifs non démocratiques. Il faudrait parler également des conflits et guerres entre États où le droit international, le droit de la guerre, la cour de justice internationale, le tribunal pénal international et dans une certaine mesure l’ONU ont aussi un rôle de tiers pacificateur (cf. Un droit international aidant à construire la paix relève-t-il d’une utopie ? par Bernard Piettre).
En conclusion, je dirai que ce qui fonde ultimement le conflit et son dépassement dans des « états de paix » (Ricœur, Parcours de la reconnaissance), c’est ce qu’on peut appeler une ontologie sociale : nous sommes une humanité fragile, une et diverse, nous sommes vulnérables et interdépendants, nous avons besoin les uns des autres. Ce qu’exprime le principe d’entraide de Kropotkine, le principe du don-contredon de Mauss ou encore le principe Ubuntu. Non pas, je suis parce que tu n’es plus, parce que je t’ai exterminé, mais je suis parce que tu es. C’est ce que montre également l’album-jeunesse Jules et le renard de Joe Todd-Stanton.
Jules et le renard : de l’inimitié à l’amitié
Jules est un souriceau qui se plait à vivre tout seul dans son terrier. Mais il a des ennemis : de nombreux prédateurs veulent le manger (on pourrait parler d’un état de guerre). Jules sait comment échapper au blaireau, à la chouette et autres animaux voraces ; cependant il ne sait pas qu’un renard rusé et affamé le guette. Un soir celui-ci réussit à enfiler sa tête dans le terrier de Jules, mais il se retrouve coincé sans avoir pu atteindre le souriceau. Le renard éprouve alors sa vulnérabilité : il a besoin de l’aide de celui-là même qu’il voulait dévorer. Il promet au souriceau de ne plus chercher à le manger, si celui-ci vient à son secours. Jules, par intérêt (il ne veut pas d’un renard chez lui), essaie, mais en vain, de décoincer le renard. A l’heure du dîner, Jules ressent de la compassion pour le renard prisonnier et affamé qui le regarde tristement ; il partage alors son repas avec celui qui voulait le manger : cette fois il s’agit d’un don désintéressé, gratuit. Le rapport entre le renard et Jules commence à changer ; ce n’est plus de l’inimitié, ce n’est pas encore de l’amitié. « Le renard trouva bien plus agréable de manger avec Jules que de manger Jules. Et Jules trouva qu’avoir un invité n’était pas si mal, finalement. » Le lendemain, le souriceau parvient à délivrer le renard. « Merci », dit celui-ci en recevant ce don. C’est le deuxième temps du ternaire maussien donner-recevoir-rendre. Jules est à nouveau tout seul et il reprend sa petite vie, en évitant autant que possible les prédateurs. Mais il se retrouve face à la chouette et il ne sait pas que le renard le surveille. Jules est entre d’un côté le renard et de l’autre la chouette : cette fois, semble-t-il, c’en est fini pour lui. Lequel des deux prédateurs le mangera ? Le renard saute sur lui et l’avale, puis il fait fuir la chouette. Il ouvre alors sa gueule et libère le souriceau. « Maintenant, nous sommes quittes, répéta le renard en souriant. » C’est le troisième temps, celui du contre-don. L’album se termine sur l’image de l’amitié : « de temps en temps, Jules était très heureux d’inviter un ami à dîner. » Dans cette histoire, on passe d’un état de guerre entre le renard et le souriceau à un état de paix. Le moment décisif dans ce passage, c’est celui du don gratuit, sans attente de retour, de Jules éprouvant de la compassion pour le renard et partageant son repas avec lui : ce que Ricœur, dans Parcours de la reconnaissance, appelle (après Luc Boltanski dans L’Amour et la Justice comme compétences) agapè, « où la pratique généreuse du don, du moins sous sa forme « pure », ne requiert, ni n’attend de don en retour. » Les conflits se dépassent, dans les meilleurs des cas, dans des états de paix. Toutefois, « il ne peut s’agir que de trêves, d’éclaircies », écrit encore Ricœur.
Bibliographie
Audier Serge, Machiavel, conflit et liberté, Vrin/EHESS, 2005
Mauss Marcel, Essai sur le don, dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1989
Ricœur Paul, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004
Schmitt Carl, La notion de politique. Théorie du partisan. Flammarion, Champs classiques, 2009.
Todd-Stanton Joe, Jules et le renard, L’école des loisirs, 2019
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Article publiéLa paix, un combat
Conflits, guerres et démocratie par Jean-Marc Lamarre
dimanche 27 octobre 2024, par :
Je partirai d’une citation de l’anthropologue Marcel Mauss. Dans la conclusion de l’Essai sur le don (1923-1924), Mauss écrit : « Voilà donc ce que l’on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. […] C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su – et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir – s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. »