Dans les manières de dire leur engagement aujourd’hui dans la relance du christianisme social, plusieurs ont évoqué qui un père ou une mère engagés dans l’Église ou encore dans le communisme. La question de l’héritage est posée non seulement depuis les attaches personnelles dont les uns ou les autres peuvent faire état mais également comme une question collective, car c’est bien celle que pose l’idée même de relance : non pas un nouveau mouvement, portant un autre nom, mais bien l’inscription à la suite de celles et ceux qui ont initié il y a longtemps un mouvement qui s’est nommé christianisme social. J’aimerais poser cette question de l’héritage en évoquant un conte, celui du douzième chameau.
Peu avant de mourir, un père fait venir ses trois fils à son chevet. Il leur annonce qu’il va leur léguer ses onze chameaux de la manière suivante : à l’aîné revient la moitié, au deuxième un quart et au dernier un sixième. Le père meurt. Et les fils se trouvent confrontés à un partage bien délicat. Ils ont l’idée géniale d’aller emprunter au voisin son chameau et peuvent ainsi se répartir l’héritage : à l’aîné reviennent six chameaux (12/2), au cadet trois chameaux (12/4) et au dernier deux chameaux (12/6) soit… onze chameaux : les trois frères peuvent donc rendre au voisin le chameau qui a permis de faire le partage.
Si j’ai eu l’occasion de rencontrer ce récit depuis mes pérégrinations sociologiques, je l’ai également rencontré à la lecture d’un ouvrage de la philosophe et psychologue belge Vinciane Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. V. Despret propose en effet d’emprunter le douzième chameau du voisin, c’est-à-dire de cultiver le « dépaysement » en allant voir comment d’autres que nous cultivent les émotions, en expérimentent d’autres versions que celle, bien étayée depuis l’Occident et son laboratoire de psychologie, qui revient à opposer les émotions à la raison.
C’est ce même geste d’emprunt du douzième chameau au voisin que je propose en empruntant l’idée de commune à des voisins, militants radicaux aujourd’hui ou avant, ici ou ailleurs. La « commune » relève d’une sémantique effectivement assez peu familière au christianisme et même au protestantisme.
Néanmoins, certains ont évoqué au cours des ateliers et des discussions (je pense à l’atelier politique auquel j’ai participé) la théologie de la libération. Et la redéfinition d’un Jésus en révolutionnaire de Nazareth ou en libérateur assassiné n’est pas sans faire écho aux pratiques que peut susciter la commune. Et ça fait effectivement partie de l’héritage. Emprunter la commune aux voisins donc… tout en remarquant que la définition de la commune et une certaine acception de la communauté peuvent être étayées depuis le texte biblique lui-même.
Dans son ouvrage Communitas. Origine et destin de la communauté, le philosophe Roberto Esposito développe ainsi une conception de la communauté comme ne se définissant pas par son propre ou ses propriétés mais bien plutôt par son manque. Contre une communauté entendue étymologiquement à tort comme un cum unus (la communauté qui se définit en propre, comme unité), Esposito réhabilite l’étymologie du cum munus (la communauté qui se définit par sa dette).
R. Esposito montre que les acceptions de la communauté comme propre « sont liées par le présupposé non-réfléchi que la communauté est une ‘propriété’ des sujets qu’elles réunit – un attribut, une détermination, un prédicat et qui les qualifie comme appartenant à un même ensemble – ou bien encore, qu’elle est une ‘substance’ produite par leur union » (p. 14). Et la démonstration que propose R. Esposito revient à mettre en évidence le paradoxe d’une telle acception : « le ‘commun’ [est] identifié exactement à son plus évident contraire : est commun ce qui unit en une identité unique la propriété – ethnique, territoriale, spirituelle – de chacun des membres de la communauté. Ceux-ci ont en commun leur ‘propre’ ; ils sont propriétaires de leur ‘commun’ » (p. 16). Le commun commence en effet bien davantage là où le propre finit.
Et R. Esposito s’appuie pour documenter une telle acception de la communauté sur les Actes, montrant ainsi qu’elle peut être dérivée du texte biblique. Il montre en effet que, dans le premier chapitre aux Corinthiens et dans la littérature patristique, « le ‘lieu commun’ de la koinonia est constitué par la participation eucharistique au Corpus Christi qui est représenté par l’Église » (p. 24). Et il remarque que « les commentateurs les plus avisés ont toujours insisté sur le fait que l’on ne doit pas perdre de vue la dimension verticale de la notion de ‘participation’, la dimension qui unit – mais en même temps sépare, du fait de leur infinie hétérogénéité de substance – l’homme et Dieu. […] [L’homme] reçoit le don – voilà que réapparaît le munus – que Dieu lui fait de manière gratuite et surabondante à travers le sacrifice du Christ (Jn, 3 : 16 ; Jn, 7 : 37-38) » (p. 24). Et c’est ce don premier, qui vient d’en haut, qui « met les hommes en commun les uns vis-à-vis des autres ». Être « frères en Christ », c’est bien davantage qu’être « camarades » ou « amis », c’est « être frères » « dans une altérité qui nous retire notre subjectivité, pour la fixer sur le point ‘vide de sujet’ duquel nous venons et vers lequel nous sommes appelés » (p. 24).
De la sorte, comme le remarque toujours R. Esposito, « prendre part » n’est surtout pas « prendre », bien davantage, c’est « perdre quelque chose, se diminuer, partager le sort du serviteur, non celui du seigneur (Phil., 3 : 10-11). Sa mort. Le don de la vie – offerte dans l’archétype communautaire de la Cène. » (p. 25).
Je laisse là pour l’instant tout à la fois les propositions de R. Esposito et le texte biblique. Car cette acception de la communauté définie par son manque et son défaut relève de ce que d’autres, le Comité invisible, appellent, dans L’insurrection qui vient, « commune » : « La commune, c’est ce qui se passe quand des êtres se trouvent, s’entendent et décident de cheminer ensemble. La commune c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. C’est la joie de la rencontre qui survit à son étouffement de rigueur. C’est ce qui fait qu’on se dit ‘nous’, et que c’est un événement » (p. 89).
Pour autant ce tour, sinon révolutionnaire à tout le moins politique, de la commune n’est pas non plus sans faire écho à certaines formes d’associations que l’on retrouve cette fois plus spécifiquement dans l’histoire du protestantisme.
Je pense ici à la flibuste protestante, si chère à Olivier Abel, aux formes de vie partagées qu’elle engage, faites d’engagements improbables et de solidarités. O. Abel rappelle en effet que le matelot est d’abord le compagnon avec lequel on partage son hamac, qu’il existe des trésors de guerre – auxquels les « caisses de solidarité » des militants actuels font directement écho – qui permettent de venir en aide à ceux des flibustiers qui se trouvent dans le besoin, que c’est jusqu’aux bouteilles de rhum que l’on partage… Autant de manières de s’agencer qui font événement, irruption et effraction tant elles ne sont pas attendues.
Et si elles sont inattendues, c’est d’abord parce qu’elles sont autant de manière de faire la place à ceux que certains ont appelé, au cours de la journée, les « sans voix » ou que d’autres nomment les « sans parts » (sans abri, sans papier, etc.) et qui courent tout au long du texte biblique.
Car le miracle, ça n’est pas que le paralytique se lève avec son petit matelas sous le bras, après que Jésus lui a dit « Lève-toi et marche ! », mais qu’il accède à une nouvelle validité, qu’il se découvre valide, c’est-à-dire comme ayant la possibilité d’exister ailleurs et autrement que depuis cette place allongée ou alitée qui lui est assignée, que comme invalide cantonné à vivre au ras du sol.
Le paralytique entretient une certaine proximité avec les prostituées de la Bible ou de la vie. Toutes ces personnes dont la voix est sans cesse décriée parce qu’elles ne sont jamais définies que comme des victimes : d’une histoire qui les aurait ballottées malgré elles vers la prostitution, d’un mac qui les domine, autant de personnes qui ne sont jamais considérées que comme des enfants et donc comme des être inaudibles quand elles ne sont pas considérées comme des barbares, êtres disposant d’un autre langage, éventuellement inarticulé. Ici encore les interventions de Jésus peuvent être relues comme une manière d’autoriser ces personnes à se définir autrement.
Et il est possible de poursuivre la série en ajoutant, à la suite des flibustiers, paralytiques ou prostituées, le camisards cévenols qui étaient tout sauf des intellectuels ou des pasteurs, capables pourtant de se faire pasteurs et de s’organiser pour tenir tête aux dragons du roi. À cette série, j’aimerais encore ajouter les paysans de l’île de Solentiname sur le lac Nicaragua réunis autour du Père Ernesto Cardenal et qui, bien que peu lettrés eux aussi, s’adonnent à côté de Cardenal et des intellectuels de passage tels Julio Cortazar, à la lecture de la Bible depuis les préoccupations concrètes et pratiques de leur vie quotidienne. Bien d’autres collectifs ou figures pourraient leur être adjoints.
Et se dessine ici un projet qui pourrait être une manière pour moi de prendre part au christianisme social : décliner, chercher, interroger ces figures et ces collectifs dans le texte biblique ou dans l’histoire du christianisme qui n’ont eu de cesse de déjouer les places auxquelles ils et elles étaient assignées, de mettre en branle des forces, de résister ou d’inventer des utopies.
DIY (Do It Yourself) Il convient finalement, depuis ces propositions, de préciser le mode opératoire de la commune, non pas pour en donner le mode d’emploi. Précisément, il n’y en a pas. Mais il y là des manières à inventer pour faire la place aux sans parts et engager des dynamiques propices à l’émancipation.
On pourrait souligner la dimension située des communes : inscrites sinon sur un territoire géographique, à tout le moins autour de questions, d’événements et surtout d’affinités, les communes sont autant de rassemblements là où il devrait d’abord y avoir départ, rupture et séparation, que l’on pense aux camisards toujours ou aux pirates.
Et surtout, évoquer la vie partagée qu’elles engagent. Car les solidarités qui s’y développent ne sont possibles qu’à condition de faire l’épreuve du vivre ensemble, éventuellement dans l’adversité.
Et ce qui défait les communes, si l’on suit les quelques exemples, bibliques ou révolutionnaires, qui ont été évoqués, c’est la répression ou la victoire des puissants. Mais pas seulement, ce qui risque toujours de dissoudre les communes tient évidemment à la fragilité de liens tissés de proche en proche, sur la base d’affinités découvertes dans un engagement ou l’ordinaire d’une vie. Les communes sont fragiles parce que faites d’hétérogène, constitués de tout sauf d’individus identiques, et c’est là évidemment aussi leur force : leur souplesse et leur capacité à se redéfinir sans cesse en situation, là où on ne les attendait pas.
Les communes trouvent donc à s’étayer dans des pratiques toujours à renouveler. Si elles ne peuvent être instituées dans la durée, leur mode de saisie peut être celui de la mise en série. Les communes gagnent à s’organiser en rhizomes, à proliférer ici et là, mourir puis renaître depuis des énergies renouvelées.
Il convient ainsi de nous ouvrir à d’autres manières de durer, de nous entre-tenir. Et si l’institution a ses vertus, la collection des communes peut aussi nous rassurer et surtout nous inviter à cultiver ces autres manières de faire du commun.
Rendre la parole, rendre le douzième chameau. Les communes pourraient ainsi se donner comme une joyeuse collection qui se rencontre de temps à autres. Car si celles et ceux qui s’organisent en communes théologiques ne se définissent pas dans leurs pré-appartenances et leurs identités fixées une fois pour toutes, quel est ce collectif qu’ils dessinent ? Là réside, à mon sens, tout l’intérêt du « quiconque » qui signe l’appel à la relance du christianisme social.
À l’issue de la journée, proposition a donc été faite de se retrouver dans un an et il conviendrait peut-être de commencer la journée non pas par des témoignages de personnes singulières relatant les raisons de leur engagement tout en le faisant exister ici et maintenant, mais par des témoignages de collectifs qui, une année durant, ont fait l’expérience de ce que « se réclamer du christianisme social » pouvait vouloir dire, avec toutes les hésitations, tous les bégaiements, toutes les erreurs aussi à laquelle l’expérience engage.
Peut-être d’ailleurs, si l’on suit le conte du douzième chameau, conviendra-t-il à un moment de rendre la commune à nos voisins. Mais il est encore trop tôt, il faut d’abord nous laisser « dépayser » par cet emprunt, nous ouvrir à des formes d’action inédites dans le protestantisme ou le christianisme, nous découvrir autres que nous sommes, pour pouvoir hériter du christianisme social et rendre alors notre douzième chameau.