Inventés dans les années 60 aux Etats-Unis par le psychanalyste Robert Stoller qui accompagnait les personnelles transexuelles, le concept de « genre » désigne la part sociale de notre identité sexuelle. La biologie nous définit comme être sexué mais n’explique pas tout : l’éducation, l’interaction sociale, les représentations collectives, nos histoires personnelles, nos volontés de nous soumettre ou pas à tout cela, entrent fortement en jeu dans nos façons d’être homme, femme, homosexuel, hétérosexuel... La théorie du genre, en plein développement dans les sciences sociales depuis les années 90, ne fait qu’appliquer tardivement aux questions d’identité sexuelle ce qui est apparu depuis longtemps évident ailleurs : au XIXe siècle, le tout biologique était la justification des inégalités entre races et entre classes sociales. La théorie du genre dit-elle pour autant que le biologique n’aurait plus aucune influence ? En tous cas, comme l’exprime fortement la phrase de Simone de Beauvoir ( « on ne nait pas femme, on le devient »), fétiche des études de genre, le destin n’est pas enfermé dans l’anatomie : le genre est d’abord un devenir social. Un seul exemple : aujourd’hui, les recherches sur la « plasticité cérébrale » montrent qu’à la naissance, seuls 10% de nos 100 milliards de neurones sont connectés entre eux. Les 90% autre le seront par la suite, et ces connections changeront tout au long de la vie, en fonction des interactions avec le monde : et ce sont ces connections qui construiront le goût, les aptitudes et tout ce qui pourra être interprété en terme « masculin et féminin »1. Etre doux ou tendre est fonction de ce que nous avons vécu, pas d’un héritage biologique ou génétique. Les scientifiques montrent également que les différences de morphologie entre hommes et femmes se sont construites au cours des siècles en fonction de la répartition sociale des rôles.Le biologique est donc construit par le social. Mais en partie, ou totalement ? En dehors de la différence des rôles dans la reproduction, plus les recherches avancent, plus les différences qu’on attribuait hier à la biologie le sont aujourd’hui au social : qui imaginerait encore que c’est pour des raisons biologiques que la répartition des tâches est inégale dans les foyers ou que les femmes sont si peu nombreuses dans les assemblées politiques ? Ce que pointe ainsi la théorie du genre, c’est que loin d’être des essences éternelles et immuables, les identités sexuelles ont une histoire : être homme ou femme n’est pas la même chose au Moyen-âge et aujourd’hui, en Belgique et en Papouasie nouvelle Guinée, pour moi aujourd’hui ou demain. D’ailleurs cette représentation d’une césure totale entre le féminin d’un côté et le masculin de l’autre est une construction récente.
Continuité ou césure entre le féminin et le masculin ? Thomas Laqueur, dans La fabrique du sexe2, paru en 1990, défend l’idée d’une coupure au 17e-18e siècle dans la façon de voir la question. Jusque-là, il n’y a qu’un seul sexe qui se décline dans une continuité qui va du concave (féminin) au convexe (masculin), le convexe étant la maturité du concave. Au-delà de la différence biologique apparente (deux genres), il y a plus important : la conception du corps est d’abord métaphysique (metaphysical body), on estime que le sexe est métaphysiquement unique. Au début du 18e siècle, nouveau modèle : l’important devient l’apparence biologique. Puisque l’apparence biologique donne à voir deux genres, il ne peut y avoir d’unité au-delà du biologique. Il y a deux sexes radicalement séparés, sans continuité : plus question d’imaginer une unité des sexes dans le métaphysique, au-delà du biologique. Il y a deux sexes pour deux genres, la « nature impose sa bipartition à la culture », le modèle est devenu radicalement biologique. Pour la théologienne Elizabeth Stuart3, le modèle d’avant le 18e siècle, le « corps métaphysique », le modèle « un sexe, deux genres », s’il n’évitait pas une image dépréciative de la femme, en revanche « autorisait des possibilités de flux et changement, une possibilité qui a été fermée par la période des Lumières quand les corps homme et femme ont été nettement différenciés comme une réaction aux premières formes de féminisme ». Comme Elizabeth Stuart, John Mac Mahon insiste dans Religion is a queer thing4 sur la critique du discours des Églises en termes de complémentarité entre les deux sexes : « La complémentarité suggère qu’être seulement femelle ou seulement mâle est d’une façon ou d’une autre ne pas réaliser notre plein potentiel d’être humain. […] En cela la complémentarité légitime la croyance idéologique que l’hétérosexualité est normale et tout le reste déviant. Le christianisme a idolâtré cette complémentarité hétérosexuelle.5 » A la même époque que l’ouvrage de Thomas Laqueur paraît Trouble dans le genre6 de Judith Butler. Pour elle, le genre n’est plus la conséquence du sexe biologique – lui-même remis en cause dans sa naturalité – mais le résultat, d’une part, d’un développement du psychisme du tout petit enfant sous la contrainte de la loi hétérosexuelle, d’autre part, « une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes7 » : « Les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité dans le cadre obligatoire de l’hétérosexualité reproductive. »8 Judith Butler – en partant de l’exemple de la drag-queen – utilise les termes de performance et de performativité. Une parole performative (cf. Austin) est une énonciation qui fait exister ce qu’elle dit – « La séance est ouverte » ou en l’occurrence « tu es un garçon », « tu es une fille », le genre s’inscrivant d’abord dans un individu par toutes les façons de de lui dire ce qu’il est. Chaque individu, en soutenant, en répétant en permanence une multitude de gestes, de façon de réagir, de parler, joue une performance qui fait exister – et le fait exister dans – son genre. Beatriz Preciado écrit : « [L’hétérosexualité], loin de surgir spontanément de chaque corps nouveau-né doit être ré-inscrite ou ré-instituée à travers des opérations constantes de répétitions et de re-citations des codes (masculins et féminins) socialement investis comme naturels. »9 Le genre, temporalité sociale constitué, est à la fois construit au fil des siècles et construit en permanence sous la forme d’une improvisation sous contrainte. Le genre est d’abord une copie recommencée en permanence, la parodie d’un original d’homme ou de femme qui n’existe pas. Cette répétition pouvant avoir des échecs, des déformations (quand par exemple l’auteur mâle de ces lignes est régulièrement pris pour une femme), on peut « répéter en proliférant radicalement le genre, et ainsi déstabiliser les normes du genre qui soutiennent la répétition »10. Le Queer - branche militante et intellectuelle la plus radicale et la plus créative de la théorie du genre - va encourager la prolifération de genres : « lesbiennes féministes et agressives, tapettes mystiques, fantasmeurs, drag-queens et drag-kings, clones, cuirs, femmes en smoking, femmes féministes ou hommes féministes, masturbateurs, folles, divas, snap ! , virils, soumis, mythomanes, transexuels, wannabe, tantes, camionneuses, hommes qui se définissent comme lesbiens, lesbiennes qui couchent avec des hommes… et aussi tout ceux qui sont capable de les aimer, d’apprendre d’eux et de s’identifier à eux. »11 L’approche queer refuse l’enfermement de ces nouveaux sujets dans dans les prisons identitaires anciennes (homme, femme, homo, hétéro...) ou nouvelles. Etre queer n’est pas une identité nouvelle ou alors, selon l’expression de Michel Foucault, une identité stratégique, qu’on endosse comme une position temporaire d’où l’on peut critiquer les enfermements identitaires.
Evolutionisme contre théologie naturelle romaine ? Cette démarche décapante fait non seulement exploser les évidences de la différence des sexes mais aussi la volonté de tout ranger dans des cases, « social » ou « biologique » de manière étanche. Ce décloisonnement n’est-il pas aussi vieux que Darwin et Lamarck ? L’évolution des espèces est l’exemple d’un processus biologique fortement emprunt de social : les adaptations nécessaires d’une espèce en fonction de l’environnement, des autres espèces, des changements extérieurs... C’est ce que le philosophe des sciences Georges Canguilhem nomme la normativité : une norme en perpétuelle évolution qui permet de créer des nouvelles formes de vie pour s’adapter aux obstacles, et non une norme qui enferme dans le conformisme d’une moyenne ou d’un idéal idéologique. Est-ce un hasard si ce sont en partie les mêmes réseaux qui remettent en cause la théorie de l’évolution et qui refusent en France que la théorie du genre soit enseignée à l’école ? Depuis plusieurs années, l’Eglise catholique romaine critique la théorie du genre. En 2005, le Conseil pontifical pour la famille consacrait au « genre » 35 pages de son « lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques » ; l’année suivante, les évêques français lui emboîtaient le pas dans un numéro spécial de « Documents épiscopats ». La hiérarchie romaine s’inquiète que cette vision, en remettant en cause le caractère « naturel » des différences hommes-femmes, mette fin à l’illégitimité des relations entre personnes de même sexe et fragilise le modèle familial catholique qui insiste sur une « complémentarité » entre les sexes... signifiant souvent l’inégalité. Plus fondamentalement, serait remis en cause ce que les catholiques appellent la théologie naturelle, à la suite de Thomas d’Aquin : un ordre naturel, obligatoire et immuable du monde, ordre voulu par Dieu auquel le social devrait se plier. Pourtant, une toute autre approche théologique est possible. D’un point de vu biblique, si le texte est fortement marqué par une chape patriarcale guère étonnante pour des écrits aussi anciens, des mises en cause de l’enferment des hommes et des femmes dans leur identité biologique parsèment les pages. Par exemple, dans la Genèse, si la femme est crée comme un vis-à-vis par rapport à l’homme (insistance sur la différence), Adam s’exclame « voilà l’os de mes os, la chair de ma chair », marquant au contraire de la ressemblance, d’autant que l’expression est habituellement utilisée pour signifier l’appartenance à une même famille. L’alterité semble alors davantage signifier la circulation entre différence et similitude (et n’est-ce pas ce qui se passe toujours dans un couple ?) que différence essentielle d’identité. Des femmes biblistes ont aussi montré l’importance de femmes qui refusent l’assignation à identité comme les femmes des patriarches12, les femmes Juges13 ou les « marie » autour de Jésus14. Elizabeth Stuart rejoint le philosophe Michel Foucault pour mettre en avant que la tradition de l’église ancienne est bien plus subversive que les actuelles positions romaines. « Foucault a cherché une déviation un peu différente à la construction moderne des personnes humaines et l’a trouvé dans le soi des chrétiens ascétiques pré-modernes qui était sous le constant examen du soi, conscient d’être un soi en fabrication et qui cherchait à se désexualiser lui-même. Foucault a aussi emprunté à la tradition chrétienne la valorisation de l’amitié mâle »15. Comme le rapporte Didier Éribon au sujet de la trilogie de « L’histoire de la sexualité » écrite par Michel Foucault, « ce qu’a découvert Foucault dans son analyse du christianisme, c’est l’apparition d’une nouvelle forme de “la technique de soi” plutôt que, comme il le croyait au départ, la mise en place d’un mode de vie plus austère et plus rigoureux »16. Parmi les Pères de l’Église que cite Foucault – Basile de Césarée, Tertullien, Clément d’Alexandrie… – Elizabeth Stuart met en avant Augustin : en relativisant le désir sexuel comme non-essentiel et devant être orienté ultimement vers Dieu, il montre que – comme dans la vie monastique – l’existence de disciple de Jésus ne peut être confondue avec la vie dans le mariage et la famille. La vie monastique est d’ailleurs pour Elizabeth Stuart est un lieu dans lequel les constructions culturelles de la masculinité et de la féminité, ont été rendues plus fluides. Les supérieurs bien que célibataires prennent le titre de « père » et « mère », parfois en contradiction avec leur sexe biologique ; les membres de la communauté ont le titre de « frère » et « sœurs », même s’il n’y a aucun liens de sang ; dans certaines communautés féminines, les sœurs prennent un nouveau nom masculin avec leur intégration, etc.
La tradition comme subversion Reprenant les travaux d’autres théologiens, Elizabeth Stuart met en avant Grégoire de Nysse, un autre Père de l’Église cité par Foucault comme illustration du souci de soi devenu une espèce de matrice de l’ascétisme chrétien. Comme l’indique l’un des chapitres de son Traité sur la virginité cité par Foucault : « le soin de soi-même commence avec l’affranchissement du mariage ». Dans ses réflexions sur la résurrection, Grégoire de Nysse imagine la construction du corps dans un genre fluide. Appuyé sur Genèse 1,27 et Galates 3,28, le père cappadocien estime que le corps avant la chute n’était pas sexué et retrouverait cet état dans la résurrection : un état qui pouvait être anticipé dans la vie ascétique. La preuve, sa sœur était si sainte qu’elle l’avait déjà anticipé… Récemment, Pierre-Emmanuel Dauzat17, a montré de la même manière combien dans la littérature, la théologie et l’art du Moyen-âge, l’identité sexuelle était vue comme bien plus fluide par exemple dans la famille de Jésus, où le père est aussi mère, le fils est également père, le Christ doté de deux sexes dont un féminin, etc. Stuart met aussi en avant les traditions queer de la liturgie chrétienne : des habits liturgiques aux fameux mariages entre hommes cités par John Boswell18, estimant que « dans la marginalisation de sa tradition monastique au sein du christianisme contemporain, l’Église s’est coupée elle-même d’un discours sexuel radical, une forme ancienne de Théorie queer qui a souvent besoin d’être lue avec les lunettes du féminisme pour contrebalancer ses tendances patriarcales mais qui malgré tout anticipait la Théorie queer et fournit une réponse à son pessimisme nihiliste »19. On peut donc s’étonner des fixations obsessionnelles de certains courants chrétiens sur des identités homme-femme absolument étanches et figées. Loin d’impliquer une vision immuable des choses, une théologie naturelle – comme dans la théologie protestante libérale du Process ou dans certaines façon de comprendre Thomas d’Aquin – ne peut-elle pas signifier un changement permanent du monde vers des formes diversifiées tendant vers plus de vivant et plus d’amour, Christ étant la force de changement ? Appliquer aux identités sexuelles l’approche de Teilhard de Chardin sur l’univers n’irait-il pas dans ce sens ? Dans le temps long de l’histoire mais aussi de nos vies, être pour un homme plus proche de ce que le social définit comme féminin et inversement, n’est-il pas explorer les possibilités de la création divine ? Cela ne peut-il pas être une manière de répondre à l’appel à la non-puissance et l’amour lancé par le Christ si cela permet par exemple aux hommes d’abandonner les logiques de force dans lesquelles l’éducation les enferme bien souvent depuis leur enfance ? Inversement, cela ne permettrait-il pas aux femmes de saisir l’appel à la confiance en soi du « ta foi t’a sauvé » de Jésus ? Quant aux églises, lorsqu’elles confondent le Tout-Autre avec un certain état de l’espèce humaine à un moment donné de son évolution et attribuent autant d’importance au biologique par rapport au spirituel ou aux relations humaine, ne glissent-elles pas vers le paganisme ? Nous n’avons pas à adorer une famille et des identités masculines et féminines datées mais bien ce Christ « en qui il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni libre »... ni homme ni femme...
1 http://www.liberation.fr/sciences/01012358301-les-neurones-du-genre 2 Thomas LAQUEUR, Making sex : body and gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press, 1990. 3 Stéphane Lavignotte, Au-delà du lesbien et du mâle (La subversion des identités dans la théologie queer d’Elizabeth Stuart), Van Dieren éditeur. 4 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, Cleveland Ohio, The Pilgrim press, 1997 5 John Mc MAHON, « Religion, Queer ethics », in Elizabeth STUART Ed., Religion is a queer thing, op. cit., p. 62 6 Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La découverte, 2005. 7 Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265. 8 ibid., p. 259 9 Beatriz Preciado, Manifeste contra sexuel, Balland, 2000. 10 Judith BUTLER, Trouble dans le genre, op. cit., p. 275. 11 Ève Kosofsky Sedgwick, « Construire des significations queer », in Didier Éribon, éd., Les études gay et lesbiennes, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1997, p. 115. 12 Catherine Chalier, Les Matriarches, Sarah, Rébecca, Rachel et Léa, Paris, Le Cerf, 1985 13 Corinne Lanoir, Femmes fatales, filles rebelles, Figures féminines dans le Livre des Juges, Genève, Labor et Fides, 2005. 14 France Quéré, les femmes de l’évangile, Paris, Seuil, 1998 15 Elizabeth Stuart, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 89 16 Didier ÉRIBON, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989, p. 340. 17 Pierre-Emmanuel Dauzat, Les Sexes du Christ. Essai sur l’excédent sexuel du christianisme, Denoël, 2007 . 18 John BOSWELL, Christianisme, tolérance et homosexualité, Paris, Gallimard (Nrf), 1985. 19 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, Hampshire, England, Ashgate Publishing Ltd, 2003, p. 110.
Stéphane Lavignotte est pasteur à la Mission populaire évangélique de La Maison Verte (Paris 18e), membre du Carrefour de chrétiens inclusifs. Il a notamment publié « Au-delà du lesbien et du mâle (La subversion des identités dans la théologie queer d’Elizabeth Stuart) », Van Dieren éditeur, 2008.