« […] 6 J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés et ils ont observé ta parole. 7 Ils savent maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi, 8 que les paroles que je leur ai données sont celles que tu m’as données. Ils les ont reçues, ils ont véritablement connu que je suis sorti de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé. 9 Je prie pour eux ; je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés : ils sont à toi, 10 et tout ce qui est à moi est à toi, comme tout ce qui est à toi est à moi, et j’ai été glorifié en eux. 11 Désormais je ne suis plus dans le monde ; eux restent dans le monde, tandis que moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un. »
Jésus prépare ses amis à la séparation, à sa disparition. Il prie pour ses disciples, avant d’être retiré de ce monde par les événements de la Passion que nous connaissons.
Le contexte est particulièrement lourd, grave. On pressent l’angoisse et presque le désarroi, c’est comme si nous y étions. Ecoutant ce récit, écrit plus de soixante après la mort et la résurrection du Christ, imaginons un instant ce que ressentaient les premiers chrétiens johanniques : l’intensité qu’ils éprouvaient eux-mêmes au moment où tensions, conflits et persécutions commençaient à être leur lot quotidien. L’exclusion des chrétiens des synagogues, les anathèmes, la rupture de ces chrétiens d’avec le judaïsme forment le cadre historique réel qui éclaire la trame narrative de ce qui est raconté dans ce chapitre 17 de l’Evangile de Jean.
Ce texte est une prière. Une prière d’intercession. Un plaidoyer pour le monde.
Jésus prononce cette phrase lapidaire : « Je ne prie pas pour le monde … »
On est surpris, presque interloqué, par cette affirmation aussi tranchée que tranchante !
« … mais pour ceux que tu m’as donnés… » Les disciples apparaissent ici comme des élus privilégiés, et dans leur suite, l’Eglise que nous formons, chaque fois que nous croyons dans cet héritage…
Et tout au long de cette prière, au demeurant belle et émouvante, la mention du « monde » reste explicitement et largement négative. Quelle pourrait être la valeur d’une prière qui exclut à ce point ?
Qui seraient ces « élus », pour lesquels le « monde » est LE « danger » par excellence ? Cette prière serait-elle un modèle de prière « sectaire », qui pose la diabolisation du Monde comme un préalable à son évangélisation ? Hum … !
Mais le texte ajoute : « …afin qu’ils soient UN comme nous ». Nous aimons réciter ce verset 11, avec des trémolos (œcuméniques) dans la voix, aux veillées de prière pour l’unité. L’amitié, la fraternité entre chrétiens sont désirées comme des preuves sûres de communion, « …afin que le monde croie… » : ce n’est tout de même pas une déclaration foudroyante d’hostilité dirigée contre le monde !
Jésus donne l’impression de demander une chose et son contraire ! Et si ces deux manières opposées de parler du « monde », dans cette prière, nous renseignaient sur un écart entre ce que Dieu veut pour le Monde et l’expérience des disciples face au monde ? Presque au début de cette prière, Jésus déclare : « J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde… » Mais littéralement, le texte dit : « Du monde, j’ai manifesté ton nom… à ceux que tu m’as donnés ». Ce n’est pas du ciel ou d’un ailleurs insondable que se manifeste le nom de Dieu ; mais à partir de ce monde, de ce monde-ci, que Christ nous ouvre à son Père.
Peu à peu, il devient difficile, voire impossible, de trouver dans ce texte une justification à la haine du Monde. S’agissant de la disposition du Christ à l’égard du Monde, le seul critère que nous ayons pour mieux comprendre ce qu’il dit, le seul qui ait un sens cohérent pour ce qu’il proclame, c’est : « Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3,16).
En aimant ce monde, qui n’est pas le royaume des bisounours, Dieu nous aide et nous soutient face aux ambiguïtés et au mal du Monde, et dans le Monde. Au cœur du tragique, devant l’étendue des injustices, une lucidité nous sollicite. Elle doit être maintenue, pour empêcher que notre rapport au monde ne dérape en une exécration farouche ou en un détachement aristocratique et stoïque.
Cette lucidité doit demeurer fondée sur la conscience de la grâce. En dépit du fait que le monde reste ce qu’il est, en dépit du fait que chacun de nous est dans sa vérité devant Dieu, la conscience de cette grâce est l’unique condition de l’espérance.
De la même manière que nos cœurs peuvent être tordus, tournés de l’intérieur sur eux-mêmes, de la même manière le monde, lui-aussi, peut être tordu, tourné de l’intérieur sur lui-même. Ce monde-là a un visage : ce sont des systèmes de domination et de pouvoir, des mécanismes culturels et économiques qui incarnent ce que nous appelons le Monde. Ce « monde de quelques-uns » qui supervisent, colonisent, globalisent la terre. Oui, un monde incurvé, qui ne prend soin au fond que des profits et des intérêts particuliers. Ceux des seigneurs de Monde !
La prière du Christ s’entend alors comme un cri d’alerte, une mise en demeure radicale face à ce qui défait le monde.
Voici devant nous un monde qui humilie nuit et jour les pauvres et les plus fragiles. Christ ne prie pas pour la prospérité de ce monde-là et sa préservation, mais veut sa transformation.
Voici devant nous un monde qui affame, provoque la mort des masses, la destruction progressive de la terre et de ses écosystèmes. Christ ne prie pas en faveur des bénéfices réels ou symboliques qu’un « monde » tire de cette gigantesque injustice, mais travaille par nous, dans la prière et l’engagement, au redressement difficile de tout ce qui est tordu, de tout ce qui est terrifiant, en ce monde-ci.
Et voici le blé et l’ivraie qui croissent ensemble dans le secret de nos vies. Christ ne prie pas pour que les semis de blé soient dépotés, replantés dans des champs ou dans des jardins protégés ; mais intercède afin que notre attente de la moisson soit sans mélange.
Christ « ne prie pas pour le monde… » ? En vérité, c’est l’inverse qu’il fait. Sans relâche, il intercède pour le monde. Car c’est du monde qu’il nous révèle le nom de Dieu et nous garde en ce nom. Notre propre prière peut ainsi avoir un sens : Dieu n’a que le monde pour tout abri, sa demeure secrète, le temple invisible où il demeure. C’est là le lieu où le langage humain atteste que le Monde n’est pas absenté de Dieu et qu’il ne saurait l’être ! Cela, en vertu de cette confiance : « Nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes ». Amen.